[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]

(Suite de l’histoire n°1) “- Petite fleur... Je ne pouvais pas rester.... Mais... Attends ! Valentine, rappelle moi notre marché.
- Quel marché ?
- Tu te souviens, quand on était assises à côté de la fontaine, pas loin de chez Patrick et Marie, on mangeait des pommes, des Granny très acides, il y avait pas trop de lumière, le soleil faisait plus ampoule que feu, et tu m'as demandé pourquoi les moutons faisaient de la laine tu te souviens ? Et je t'avais raconté l'histoire de la brebis perdue en Sibérie. On avait passé un marché. "Tope là !" On s'est dit. "Marché conclu !" Et le soleil avait percé les nuages, comme un éclair.
- Oui ! Oui ! Je me souviens super bien ! On avait dit : "Maintenant, on répond pu, on raconte ! » Et je me souviens, ton œil a brillé très fort, et je savais que t'étais très contente.
- Oui, j'étais très contente.
Lorette attrape la main de Valentine, lui fait des chatouilles dans la paume, lève la tête. Elles se sourient, et Valentine se jette dans les bras de sa sœur en riant. Elle s'installe, blottie sur ses genoux, et Lorette caresse un peu ses cheveux dorés, étoiles filantes.
- Et bien, tu m'as demandé pourquoi j'étais partie de la maison. Je ne peux pas répondre, ce serait pas du jeu !
Silence. Valentine lève la tête et se tord un peu le cou, pour voir sa sœur, les yeux perdus dans le ruisseau. Un autre scarabée grimpe sur le pied de Lorette, qui retrouve le temps présent et sourit.
- Alors je vais te raconter une histoire.” (Jessica Thomas)

(Suite de l’histoire n°2) “Quand le vieux eut coupé le moteur du canot, il s'entendit appeler
depuis le quai :
"Hé, vieux ! Pèche interrompue, hein ? L'orage, hein ? Saleté de temps, hein ?"
Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour reconnaître Hein le Cafard
- ainsi nommé, en partie, pour les interjections qui achevaient toutes
ses phrases par une note aigre et flûtée.
"Encore bredouille, hein ? J'ai entendu ton moteur crachoter, je me
suis dit : ça c'est le vieux qui va encore avoir besoin de faire
réviser son vieux moulin, peut-être même en changer, hein ? Pauvre
vieux, hein ?"
L'autre partie du surnom de Hein tenait aux qualités morales que
chacun s'accordait à lui prêter et qui ne laissaient jamais présager
rien de très bienveillant lorsqu'il vous saluait d'un commentaire
apitoyé.
"Besoin d'argent pour un moteur tout neuf, hein ? Mais moi j'aurais
bien besoin d'un petit tour dans un canot à moteur tout neuf, un de
ces jours, enfin une de ces nuits, hein ? Alors, vieux, un petit
verre, hein ?"
Le vieux monta sur le quai, s'arrêta un instant. À cet instant, il
aurait voulu que Hein le cafard, plus que toute autre chose au monde,
appartînt à la première catégorie, ou bien qu'il fût lui, le vieux,
dans la première catégorie du point de vue de Hein le Cafard, ou même,
tant qu'à souhaiter, qu'ils appartinssent à des mondes étrangers et
mutuellement aveugles. Mais il le suivit jusqu'à l'arrière-salle du
Mouton Tordu.” (Fr.)

(Suite de l’histoire n°3) “Afin que vous compreniez les raisons pour lesquelles je me suis attachée à Sabou, il convient de revenir sur les circonstances de notre rencontre. C'était il y a près de vingt ans à présent, l'été avait fini d'irriguer notre enfance de son insouciance et de sa torpeur, et nous nous apprêtions à reprendre le chemin de l'école. Et de notre troupeau d'enfants dépassait cette année-là une nouvelle tête, impassible derrière sa carapace. Ce n'est pas tant la couleur de la peau de Sabou Niyouma qui nous fascina que les consonances de son nom, expiration vaudou, vent de rêve et de savane qui nous entraînait bien au-delà de l'horizon clos et bitumé du quartier lorsque, lors de l'appel matinal, le maître prononçait son nom.” (Fabrice)

(Suite de l’histoire n°4) “L’énorme commandant Duboulier accueillit le professeur Duplessis dans un bureau aux proportions ridiculement exigües. Tout en plongeant ses babines repoussantes dans son gobelet de mauvais café, il lui fit décliner son identité et ses titres.
- Comme je vous le disais tantôt, nous enquêtons sur la mort de Richard Saute-Rivière.
- J’ignorais qu’il fut mort, rétorqua Duplessis. Me direz-vous ce qu’il s’est passé ?
- On l’a retrouvé il y a une quinzaine de jours, errant près de la fontaine Desjardins. Manifestement, il avait été passé à tabac. Après quelques jours d’hospitalisation, on l’a ramené chez lui. Il a refusé de porter plainte. Il attendait votre retour.
- Mon retour ? Mais pourquoi donc ?
- C’est à vous de nous le dire !
- Mais comment le pourrais-je ? Je n’en ai pas la moindre idée ! Saute-Rivière était devenu un parfait illuminé qui se prenait pour un parrain de la mafia. Allez donc plutôt enquêter auprès des hurluberlus en peaux de mouton dont il s’était entouré ces derniers temps ! J’ai coupé les ponts avec lui il y a bientôt dix ans, après le suicide de sa femme.
- Il n’a donc pas cherché à vous joindre récemment ?
- Absolument pas ! s’écria-t-il avec emportement.
La moindre hésitation lui aurait été fatale. Il n’était pas question que l’entretien avec ce gros morse en uniforme s’éternise. C’est pourquoi, tout en sentant palpiter contre sa poitrine la lettre qu’il avait lue dans le taxi en venant, il avait nié, catégoriquement, tout en sentant que ce premier mensonge risquait de le mener loin, sans doute beaucoup trop loin.
- Les relevés de communication indiquent pourtant qu’il a essayé de vous joindre à plusieurs reprises, reprit le commandant Douboulier, avec un air qu’il voulait fin, mais qui donnait plutôt à son visage l’expression d’un poupon constipé.
- J’étais en Europe pendant trois semaines, rétorqua Duplessis, il n’y avait personne, pas même le chat, et aucun message laissé sur le répondeur à mon retour.
- Toujours est-il qu’à présent, M. Saute-Rivière mange les pissenlits par la racine, et qu’avant d’en arriver là, il a réclamé votre présence.
- Comment est-il mort ? interrogea Duplessis
- Sa concierge a découvert le corps en bas de l’escalier au petit matin, la nuque rompue. On a simulé une chute, le rapport du médecin légiste est formel : il était mort depuis plus de vingt-quatre heures quand on l’a trouvé.
- Et savez-vous pourquoi il me réclamait ?
- Pas la moindre idée. J’espérais précisément que vous pourriez éclairer ma lanterne.” (AB)

(Suite de l’histoire n°5) “L’avion, à peine éclairé, était désert. F. en profita pour occuper une place à côté d’un hublot. Elle aimait voir, contempler la mer. Le pilote annonça que le départ serait retardé à cause de conditions défavorables (l’orage de la veille qui était maintenant sur les îles). Elle croqua une pomme en rêvassant. Elle repensait, amusée, au chat et à ses offrandes nocturnes (chaque nuit, depuis le départ d’Alex, il lui apportait un insecte différent) tout en se demandant ce qui l’attendait à Majorque. Alex la recevrait-il avec des fleurs ? (Elle n’aimait pas ces démonstrations d’affection en public). Y aurait-il des moutons comme à Minorque ? Elle revoyait la maison minorquine des parents de Neus, la fontaine, les brebis laineuses et l’herbe épaisse battue par les vents en hiver. Au moment du décollage, elle se rappela qu’elle avait oublié le fameux boulier qu’Alex lui avait demandé de lui porter.” (AF)