vendredi 9 mars 2012

Episode 10

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “A l'intérieur, il fait chaud. Ca sent le poulet, les oignons, peut-être les pommes de terre. Le frigo cache une mousse au chocolat. Nous le savons. Mais la table n'est pas mise. La cuisine, si chaude, est glaciale. La mère envoie la première flèche.
- Quelle heure est-il, les filles ? Ai-je un problème d'horloge ?
Elle attrape, lèvres serrées, main sèche, rapide, le poignet de Lorette. Regarde la montre. Regarde l'horloge du salon.
- C'est bien ce qui me semblait. L'heure est la même pour tous. Tu pensais que c'était quoi, ça, ma chérie ? Une boussole ? Une rose des vents ? Un baromètre ? Tu veux que je t'apprenne à t'en servir ?
Une claque.
Et le silence.
- Vous ne dites rien ? Très bien. Vous ne mangerez pas. Montez tout de suite.
La deuxième flèche ? La voilà.
- Et séparément. Que je n'entende pas un bruit. Pas un murmure. Ou c'est le petit déjeuner qui saute. De toute façon...
Elle brandit, enfin souriante, de sa main gauche, la clé.
- Je vous enferme.
Elle tourne le dos. Derrière, Lorette regarde Valentine et esquisse, de ses lèvres rieuses, sans un son
- Baguette magique.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “Sabou se retrouva à nouveau en marge des autres enfants du quartier, à la différence toutefois que j'avais désormais gagné sa confiance. De la fin de l'école jusqu'à 18 heures, nous passions notre temps ensemble et notre royaume était la rue. C'est là que ce garçon si secret m'ouvrit la porte de ses propriétés. Les récits qu'il me livrait de sa petite enfance me faisaient franchir l'océan, et j'ignore si ce qui me déboussolait le plus était l'étrangeté de ses histoires exotiques ou bien l'éveil dans mon cœur d'un sentiment nouveau qui venait me bousculer jusque dans mes rêves. ” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “De retour chez lui avec son chat Marcel, le professeur Duplessis entrepris de défaire les valises qu’il avait laissées quasiment intactes depuis son retour. Il songea un instant qu’il lui aurait suffit d’y replacer sa trousse de toilette et un peu de linge propre pour être prêt à repartir, pour disparaître comme d’un coup de baguette magique, loin des souvenirs, des policiers, des intrigues de Charles et des détectives. Il enverrait en toute hâte une carte à Marie-Reine depuis l’aéroport, pour l’avertir de son départ mais sans lui dire où il s’en allait ni quand il reviendrait. Il faudrait qu’elle prenne encore un peu soin de Marcel si elle le voulait bien. Ou qu’elle le prenne tout court, après tout. Il était presque 14h, en sautant tout de suite dans un taxi il pourrait bien attraper un vol pour…disons…tout en spéculant, il se représentait mentalement une carte du monde qu’il parcourut en tout sens comme du doigt. Oui, voilà, Zanzibar.
Marcel, en se frottant trop affectueusement à l’une de ses extrêmités, fit basculer l’une des valises qui se retrouva sur le dos, roulettes en l’air comme un gros coléoptère renversé incapable de se remettre d’aplomb. Il détala aussi sec vers le fond de l’appartement. La surprise avait suffit à ramener le professeur Duplessis au moment présent. Il redressa la valise, et mis quelques instants avant de se souvenir du code permettant d’en ouvrir le cadenas. Pourquoi diable n’avait-il pas choisi un bête modèle à clefs ! La valise s’ouvrit avec un soulagement, il sembla au professeur Duplessis qu’elle avait exalé quelques kilos d’air. Sur le dessus se trouvait son carnet de notes. En l’ouvrant machinalement, il tomba sur une page quasiment vierge, seule une flèche qu’il avait lui-même tracée renvoyait à un nom et un numéro de téléphone. Ceux du détective.
” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “Quand l’américaine fit mine de vouloir quitter les archives, P. s’empressa de rendre son manuscrit, réunit ses affaires et rendit au responsable de salle la petite pancarte portant la lettre L pour libérer son pupitre. Il comptait entamer la conversation avec l’ancienne hippie au nom homérique dans le vestiaire, mais elle était partie d’un pas rapide. L’horloge sonna une heure. Il disposait encore d’un peu de temps avant le rendez-vous avec La Torre. Son texte était prêt, il n’avait pas envie de passer par l’hôtel. Il décida donc de la suivre. L’américaine se faufila dans les rues autour de la cathédrale, toujours d’un pas vif, puis arrivée à une place, elle entra dans une boutique. À la grande mappemonde exposée en vitrine, P reconnut la librairie de son vieil ami Joan : La rosa dels vents. Il attendit un bon moment à l’extérieur, un œil sur le spectacle de magie qui captivait les touristes et leur progéniture sur la place, l’autre sur la librairie. Deux coups retentirent. 13h30. L’américaine sortit, presque immédiatement suivie du libraire. Tandis qu’il fermait la porte pour aller déjeuner, P. l’interpella :

-Bonjour, Joan.
-Paco! (C’était l’une des rares personnes qui s’autorisaient avec lui une telle familiarité.) Quelle surprise !
-Un colloque monté par La Torre.
-Viens, viens, allons prendre un verre. Tu ne devineras jamais ce que je viens d’acheter ! Tu la connais, toi, cette Iris Beetle ?” (AF)

Episode 9

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Sur le pas de la porte, la mère. Elle dessine une ombre noire dans un rectangle clair, au milieu de la nuit. On la voit de loin. Comme un feu dans le désert.
Valentine ralentit le pas. Tire sur la main de sa soeur.
- Tu le savais ! Tu savais que maman serait fâchée. Tu as voulu qu'on reste, peu importe maman. Alors on y va.
Valentine respire vite, plus vite, ses épaules se soulèvent, elle renifle.
- Mais, mais, moi, j'ai pas de donjon comme tu avais toi, pour me cacher dans les livres. Moi, moi, les flèches de maman, elles arrivent directement, toutes, j'ai pas de murailles, moi, moi...
- Non Valentine. Tu ne vas pas pleurer. Pas maintenant. Tu es grande maintenant. Et tu sais que maman est toujours plus fâchée quand on pleure. Tu n'as pas de donjon ? Je te construirai un tipi avec tes draps, même si on ne mange pas, même si maman se fâche trop fort, tu seras au chaud, dans un autre monde. D'accord.
Valentine renifle, juste un peu, tout doucement.
- D'accord.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “Cette après-midi de printemps, nos deux bandes se faisaient face et s'excitaient mutuellement autant par hargne que par jeu. Ces périodes de bravades verbales constituaient l'essentiel de l'affrontement, le combat physique, déclenché par une provocation jugée insupportable par l'un des deux camps, étant généralement des plus brefs. Ce fut Benoît qui réagit au défi lancé par une grande fille hirsute qui, campée sur ses pieds nus, le narguait. Avec toute l'inconscience de son jeune âge - aujourd'hui d'y repenser me fait frémir -, il envoya, tel un discobole grec, une lame de scie circulaire dénichée à la décharge en direction de l'ennemi. Le disque fendit l'air et passa au ras de la chevelure de la fillette, mettant fin non seulement aux exclamations bruyantes dont se gratifiaient les jeunes guerriers ce jour-là, mais également aux rencontres belliqueuses autour desquelles nous nous confrontions à ces enfants du voyage. Tout le monde comprit que quelque chose de grave s'était passé, et nous nous quittâmes définitivement dans un silence de plomb. Quelques jours plus tard, le feu prit dans les broussailles du terrain vague, contaminant rapidement le bosquet de sapins sur lequel s'appuyait le camp gitan. Cet incendie probablement dû à notre négligence - nous jouions fréquemment aux pétards et l'un d'eux avait du mal s'éteindre - nécessita l'intervention des pompiers et le déplacement du campement manouche. Il ne fut pas possible de mettre nos masques d'enfants sages ce soir-là lorsque nous rentrâmes chez nous, car ils auraient juré avec le képi du policier municipal et le casque du capitaine des pompiers qui nous raccompagnèrent auprès de nos parents. La seule façon de minorer la punition fut de faire retomber la responsabilité de l'incendie sur Sabou Niyouma, une version des faits qui fut facilement avalisée par la majorité des familles du quartier.” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Raton roulait à vive allure dans ce qu’il pensait être la direction de Kirusaaq. Il n’était jamais entré de sa vie dans une réserve indienne, et s’attendait en toute naïveté à vivre les aventures de Yakari grandeur nature. Un employé de station service, chassant les coquerelles derrière son comptoir tout en vidant des bières, lui appris qu’il était arrivé à bon port. Pas de tipis, ni de gars emplumés avec des carquois plein de flèches, dansant autour d’un feu de joie. Raton cacha mal sa déception. Quelques baraques en dur où l’on regardait sagement la télévision, des nuages de moustiques, et c’était tout. Au dépanneur qu’on lui avait indiqué, Raton pris deux packs de Kilkenny Castle blondes, un sac de patate, des dizaines de barres chocolatées et un rôti de bison de trois bonnes livres. Le bruit mou de la viande sanguinolente jetée sur le plateau de la balance lui évoqua un curieux souvenir. Il avait faim.” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “F. ne resta pas longtemps sur le pont. Elle continua à peser devant un Gin tonic ce qu’elle allait dire à Alex, en feignant d’écouter ce que lui racontait le barman du Scarabée (c’était le nom du bar), puis s’enferma dans sa cabine. L’alcool et le tangage rendirent sa nuit agitée. Sa tête bourdonnait et les images se succédaient. Elle voyait la maison de Vallvidrera, des visages familiers et inconnus, I dans sa robe rouge ; elle entendait les éclats de rire d’Alex et, toujours, ce vrombissement continu et angoissant. Puis venaient les tours du chemin de ronde de Sant Feliu, les feux de la Saint-Jean, la tente construite dans le jardin des grands-parents, le bleu sombre et inquiétant que prenait la mer les jours de vent d’Est et, au loin, une voix, sa voix d’enfant, qui criait dans une autre langue : « Jordi…. ! ». Elle se réveilla en sursaut. Il était 8 h et le ferry entrait dans le port de Majorque. ” (AF)

Episode 8


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Mais ça suffit pour aujourd'hui. Il fait nuit maintenant, il n'y aura plus d'arc-en-ciel. Et puis tu peux facilement imaginer la suite, non ?
- Non non non non non ! Je peux pas du tout imaginer la suite c'est pas vrai ! La grosse main, elle est devenue quoi ? Et la petite fille, est-ce qu'un jour elle choisira le masque qui rit, au lieu du masque qui pleure ? Elle a l'air si triste, dans ma tête, comme si elle portait toujours deux grands yeux noirs infinis, qui noient tout de peur. Les livres ils vont tout sauver ?
- Valentine ! Mais ! Tu poses trop trop trop de questions ! Comment veux-tu que je te raconte autant d'histoires ? Je suis sûre que tu as assez d'images, de battements de cœur et de couleurs folles à l'intérieur de toi pour créer toi même la suite de l'histoire. C'est souvent beaucoup mieux tu sais ! C'est aussi ça qu'elle a découvert ! Qu'il n'y a jamais de fin. Les histoires se poursuivent à l'intérieur du ventre. Allez, finit ta pomme et on rentre.

Valentine crache les pépins lentement, un par un, dans sa main, puis les jette dans l'herbe. Elle se lève très doucement, regarde autour d'elle, comme si elle avait peur d'oublier quelque chose. Et lance le trognon très loin, vers le ciel plein d'étoiles. Lorette prend la main collante et sucrée de Valentine et l'entraîne vers la maison aux fenêtres éclairées.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “Notre bande était organisée sur un mode quasi-militaire - en grande partie en raison de l'appartenance de Benoît, notre sous-chef à une brigade des louveteaux - et les rares, mais intenses confrontations avec les jeunes gitans, donnaient lieu à d'homériques combats. Arborant des armes hétéroclites, prélevées à la décharge sauvage qui jouxtait le camp manouche, nous partions à l'assaut de l'adversaire, et les pétards expédiés par les lance-pierres des artilleurs arrosaient l'ennemi tandis les coups de bâtons pleuvaient avec la plus extrême sauvagerie sur les plaques de chaudières en tôle qui faisaient office de bouclier. Cette guerre absurde n'avait d'autre motif que la différence : nous étions nous, et les gitans étaient les autres ! Lorsqu'en fin de journée, nous rentrions dans nos foyers, nos parents ne se doutaient pas que sous nos faces angéliques d'enfants de chœur étaient tapis d'autres visages, teigneux, belliqueux et hostiles à tout ce qui était étranger au quartier. Durant cette période, Sabou et moi connûmes un rapprochement muet mais réel, fiers tous deux d'être acceptés dans ce groupe, moi la seule fille de la bande, et lui le garçon qui n'était pas comme les autres. Mais des événements dont les conséquences auraient pu être dramatiques mirent fin à cette période d'apaisement.” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Le drôle de trio parvint à destination à la tombée de la nuit. Raton, qui avait somnolé la majeur partie du trajet sur la banquette arrière, était surexcité. Il tournait autour de La Pelure comme un maudit moustique. Pour s’en débarrasser, celui lui remit quelques billets et la mission d’aller les approvisionner en alcool, cigarettes et nourriture auprès du village indien le plus proche. « Mais qu’est-ce que tu as à tirer une gueule pareille ? On s’en est royalement sorti jusque là ! » demanda Nestor qui avait déjà ouvert la moustiquaire donnant sur le balcon, et farfouillait dans la serrure de la porte d’entrée. « C’est l’autre dégénéré qui me rend nerveux. Y’ parle trop, il va finir par tout faire foirer. Mais je te jure que s’il a le malheur de l’ouvrir, y’ va avoir affaire à moi ! » menaça La Pelure, en refermant violemment le poing sur une gorge imaginaire. « C’est vrai que c’est pas une lumière le Raton, mais c’est pas une balance, pour sûr. », temporisa Nelson. Lui, c’était plutôt La Pelure et son humeur ombrageuse qui l’inquiétaient. Le coup était fait, et ils l’avaient bien fait. Il était trop tard pour avoir des regrets, ou des remords. Et c’est Raton et lui qui lui avait offert cette opportunité d’agent facile, faudrait peut-être voir à pas l’oublier. Si La Pelure se mettait à vouloir faire la pluie et le beau temps, les masques allaient vite tomber.” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “À sa droite, au pupitre L, une sorte de crapaud à lunettes, qui paraissait tout droit sorti de la Regenta, était plongé dans l’étude de ce que P. identifia comme un inventaire de bibliothèque du XVIe siècle. L’énergumène frétillait sur sa chaise et poussait de temps en temps des petits cris d’autosatisfaction, moment où il bondissait sur son ordinateur pour y consigner, en martelant son clavier, l’information recueillie. A l’autre bout de la table, un italien entrait et sortait intempestivement de la salle pour répondre à son téléphone. En face de P., le pupitre M, envahi par la panoplie Apple, était occupé par une belle femme d’une soixantaine d’années au fort accent américain. Malgré son style bohème prononcé (à la voir, on l’imaginait aisément quarante ans plus tôt, campant dans un tipi à Woodstock), P la trouvait appétissante. Son nom, qu’il avait réussi à deviner en lisant à l’envers, depuis son pupitre, sa carte de lectrice, le plongea un instant dans de douces rêveries homériques (elle s’appelait Iris). P n’avait aucune envie de se remettre à l’étude des masques. Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir le manuscrit que venait de lui remettre le bibliothécaire, le crapaud hurla, abandonna ses impedimenta sur son pupitre, manqua de renverser l’italien en sortant en courant de la salle. P et la sexagénaire hippie s’interrogèrent du regard. Les cris du crapaud retentissaient dans l’escalier monumental. « Une guêpe, une guêpe, je me suis fait piquer par une guêpe » ” (AF)

mercredi 7 mars 2012

Episode 7

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Françoise est bibliothécaire. Elle a les cheveux rouges et courts, des grandes lunettes papillon bleues, et une cane. Elle a eu un problème de genou, et depuis elle ne marche pas bien. Ca lui donne une drôle d'allure, clopin, clopant, qui va très bien avec son rire. C'est elle qui est venu voir la petite fille, alors qu'elle errait, l'air triste, entre les rayons botanique, science et technique de la bibliothèque.
- Tu aimes les fleurs ?
- Oh oui, beaucoup ! Mais les histoires de ces fleurs ne sont pas drôles. Souvent, le soir, quand je lis sous ma couette, avec ma lampe de poche, je m'endors avant la fin. C'est pas vraiment des histoires, si ?
- Non, c'est pas des histoires. Même si ça raconte beaucoup de choses. Tu veux des belles histoires ? Tu sais qu'on a plein de livres pour les enfants, en bas, plein d'images, plein de fleurs aussi.
- Oui, je sais, mais ça m'endort aussi, un peu. Je voudrais que les personnages me parlent plus pour de vrai. Qu'il y ait un vrai monde. Il y a des histoires comme ça ?
- Oh oui ! Des tas ! Si tu veux, je peux te faire lire mes livres préférés, à moi. Il n'y a pas toujours des fleurs. Mais un vrai monde, oui.
- Sans monstres dans les ombres ? J'aime pas les monstres, les ombres.
- Sans monstres et sans ombres. Des histoires pleines de lumières. Qui font comme une deuxième maison, où on oublie tout.
- Alors, tous les mercredis après-midi, la petite fille allait voir Françoise. Elle lui offrait un chocolat, un livre, et elles parlaient, riaient, dessinaient. La petite fille avait découvert le roman.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “Le vieux n'avait pas répondu au Cafard. Il sortit en titubant du
Mouton Tordu. Sans avoir bu plus qu'un petit marc, il voyait les
maisons à l'envers. Les lumières l'aveuglaient, projetant des ombres
monstrueuses, de grosses fleures boutonneuses le guettaient dans les
coins. Il fit d'un vieux bâton une canne pour rentrer chez lui ; mais
l'eau qui semblait passer par-dessus le pont-au-Couillon l'attirait
comme un aimant. Il perdit connaissance. En rouvrant l'oeil, la
première chose qu'il vit la face désolée et inquiète du Jeune Garçon.” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “C'est ainsi que Sabou devint nos yeux et nos oreilles et que, peu à peu, fut franchie la distance qui nous séparait de notre camarade. Faisant fi de toute crainte, juché sur un épais sapin surplombant le camp gitan, il nous rapportait quantité d'informations que notre imagination enfièvrée avait tôt fait de transformer en fantasmes les plus délirants. Et, du fond de notre cabane - un fossé recouvert de planches au milieu desquelles un pneu constituait l'unique ouverture -, nos conversations d'enfants roulaient, transformant les gens du voyage en créatures fantastiques, ogres, vampires ou loup-garous, témoins de nos angoisses les plus secrètes et de nos préjugés.” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Après avoir feint l’indifférence pendant un bon quart d’heure, mais incapable de résister à l’attraction de l’odeur et de la voix familières, le chat Maurice avait fini par sauter sur les genoux de son vieux maître. Encore dix minutes, et il consentirait à ronronner.
Le visage du professeur Duplessis s’était assombri. Pauvre Geneviève, dont plus personne ne fleurissait la tombe qu’un ancien amant dont elle avait dû oublier le nom, mais qui savait la faire rire les soirs de camping au bord de l’eau, en grimaçant au dessus de sa lampe de poche.
- Comptez-vous donc le rencontrer, ce détective ? demanda Marie-Reine.
Duplessis revint à lui.
- Oh, au point où en sont rendues les choses, je pense que oui. Cette histoire m’intrigue, j’aimerais comprendre, je vais lui donner rendez-vous chez moi. S’il porte un imperméable et un feutre mou, ça donnera l’occasion aux voisins de jaser.
” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “Le ferry d’F. avait largué les amarres à 20h. La terre s’éloigna puis disparut. Partout autour d’elle la mer. Dans les derniers rayons du soleil on pouvait voir danser des dauphins. Elle ne regrettait finalement pas d’avoir pris par erreur le mauvais avion. La traversée lui permettrait de mieux méditer ce qu’elle allait dire à Alex. Il ne soupçonnait sans doute pas qu’elle avait découvert sa relation avec I., que le bouquet envoyé à l’Autre lui était parvenu à elle. Ils avaient dû se rapprocher en travaillant sur le chantier du nouvel accélérateur de particules (elle croyait se souvenir qu’il lui avait présenté I. comme étant ingénieur spécialiste des phénomènes électro-magnétiques). Della linterna, c’était son nom. Une italienne installée à Barcelone mais qui, comme Alex, passait tout son temps à Genève. Elle se souvenait de la soirée organisée dans la maison de Vallvidrera l’été dernier. I. y portait une magnifique robe rouge Une belle femme incontestablement. Sur le pont, un jeune père jouait à effrayer son bambin en imitant un monstre tandis que le grand-père à la canne contemplait lui aussi la mer.” (AF)

dimanche 4 mars 2012

Episode 6


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Oh ! Elle avait appris à lire ? Toute seule ? Elle lisait quoi ?
- Hihi ! Dis-donc, t'es drôlement impatiente d'un coup toi ! Oui, elle avait appris à lire. En observant les adultes, en posant un gros point d'interrogation sur son visage devant chaque panneau publicitaire, chaque enseigne de magasin, pour que sa maman lui dise le mot magique : "Epicerie", "L'Oréal". Et elle répétait tout doucement, très lentement, en regardant le mot avec les yeux plissés, très sérieusement : "é-pi-ce-rie." Et ça avait marché. Par contre, ce qu'elle lisait ! Tout et n'importe quoi, vraiment ! Portenaouak !
- Hi hi ! Dis, dis ! Qu'est-ce qu'elle lisait !
- Bien enfermée dans sa chambre transformée en petit donjon perso, à la lueur d'une ampoule pas toujours bien vaillante, elle s'est d'abord attaquée aux histoires de détectives. Pas du Sherlock Holmes, non ! Des histoires pour enfant trouvées à la bibliothèque, gonflées de traces de pas dans la boue et de loupes révélatrices de gouttes de sang et de cheveux, des histoires mal ficelées, aux personnages un peu niais, mais des histoires. Un peu enflammée par tout ça, elle a décidé d'abandonner le rayon enfants. Elle lisait alors des livres sur les plantes et les animaux, des trucs scientifiques incompréhensibles sur des machines et des planètes, tout ce qu'elle ramassait chez les adultes. Mais les histoires lui manquent. C'est à ce moment-là qu'elle rencontre Françoise.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “Avec ses discours ampoulés, Hein-le-Cafard voulait sûrement lui jeter
un tour. Le vieux pourtant se défendait pied à pied, mais chaque fois
qu'il objectait quelque chose, le Cafard prétendant lui faire une
fleur, empoignait son boulier pour lui calculer une plus grande part
des bénéfices. À la loupe, le vieux scrutait les clauses tacites et
funestes, pressait Hein de questions, tout en guettant furtivement aux
alentours, craignant et espérant à la fois identifier une balance
notoire. Et puis, il y avait dans son crâne tête comme un sifflement
exténuant, les lui mots venaient à l'esprit et à la bouche dans un
ordre et une forme étranges et confusément menaçants.
"Troublé, le vieux, hein ? Tu sens ça, toi aussi, dans ta tête, hein ?
C'est la Chose : rien que d'en parler, déjà, elle agit, hein ? Mais la
nuit prochaine elle sera à nous, hein ?"” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “Les cours de gymnastique avaient permis de mettre en avant les talents acrobatiques de Sabou, en particulier l'agilité déconcertante avec laquelle il grimpait à la corde, et je me faisais fort de démontrer à mes camarades que ses capacités physiques hors normes étaient indispensables à notre petite bande. Le terme bande est ici à comprendre dans celui de Louis Pergaud lorsqu'il imagina sa très rabelaisienne Guerre des boutons. Nous étions une assemblée d'enfants rangés sous la même bannière et, comme toute bande qui se respecte, nous combattions un adversaire digne de nos dix ans, en l'occurrence les rejetons d'un camp gitan installé sur un terrain vague qui jouxtait le quartier. Dans nos esprits bouillonnant d'imagination, les arbres devenaient forteresse, la moindre trace de pas dans la boue donnait lieu à une enquête serrée et, si les confrontations directes avec les jeunes gitans étaient des plus rares, nous vivions un état de guerre permanent autant rêvé que vécu. Et, comme pour toute guerre, l'important est le renseignement, je démontrai à mes camarades que l'agilité de Sabou Niyouma, qui lui permettait d'atteindre le faîte des arbres surplombant le camp manouche, faisait de lui un espion de premier choix.” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Sur le chemin du retour, le professeur Duplessis se fit arrêter au pied de la grande tour d’habitations du 3456 de la rue Sherbrooke. Il était temps qu’il récupère son vieux chat, Maurice, qu’il avait laissé en pension avant son voyage en Europe, chez sa vieille amie Marie-Reine. Un bouquet de fleurs en main, il se présenta à la porte de son appartement. L’ancienne bénédictine défroquée l’accueillit avec effusion, abandonnant la partie d’échec qu’elle était en train de jouer contre elle-même. Duplessis n’avait jamais bien compris comment il était possible de se livrer à des jeux de stratégie contre soi-même – où était le plaisir d’ourdir secrètement des plans, d’anticiper les intentions et les ruses de l’adversaire, et surtout, le plaisir de gagner ?
- Quelles nouvelles de la vieille Europe ? s’enquit-elle en arrangeant les fleurs dans un vase.
- Moins spectaculaires que celles que je viens d’apprendre ce matin. Saviez-vous, pour Saute-Rivière ?
- J’ai appris ça dans le journal.
Le professeur Duplessis se taisait, il manipulait machinalement le boulier posé sur le guéridon à sa droite, complètement absordé dans ses pensées. Puis, subitement résolu, il sortit l’enveloppe de la poche intérieure de son veston, et le tendit à Marie-Reine.
- Tenez, jetez donc un œil là-dessus. Je l’ai trouvée dans mon courrier hier en rentrant.
Marie-Reine s’assit face à lui, sortit la lettre et la parcourut avec attention.
- C’est l’œuvre d’un homme désespéré ! J’ignorais qu’il avait des problèmes avec la justice, mais je vois mal ce qui lui permettait d’espérer que vous le sortiriez de là. Vous ne le portiez pas particulièrement dans votre cœur, si j’ai bon souvenir.
- Pendant que j’étais en Europe, un détective m’a contacté. Je n’ai pas bien compris pour qui il travaillait au juste.
- Et que vous voulait-il, cet Hercule Poirot ?
- Me rencontrer, au sujet d’une enquête concernant Richard. Il semble qu’il aurait tué Geneviève, enfin, sa femme.” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “La Torre l’avait conduit jusqu’à son hôtel et lui avait indiqué, sur un plan, le chemin à suivre pour rejoindre l’université. Une fois débarrassé de son hôte, P. courut aux archives où il devait faire quelques menues vérifications pour finir le texte de sa conférence. Il se fraya un passage entre les hordes de touristes allemands devant la cathédrale, contourna le palais de justice, reconnut l’odeur du marché aux fleurs et arriva rapidement à destination. À l’entrée du bâtiment, un vigile tuait l’ennui en jouant avec un boulier. Il fouilla P., lui indiqua dans un catalan difficilement compréhensible l’escalier qui le conduirait à la salle principale des archives. Une dizaine d’individus à lunettes étaient penchés sur des manuscrits à la lueur d’un éclairage faiblard qui répondait aux nouvelles normes de protection des documents. P. demanda un pupitre et une loupe au responsable de la salle et attendit patiemment son manuscrit en s’amusant à spéculer sur les activités de ses voisins de table. ” (AF)

samedi 3 mars 2012

Page 1 (AF)

[compilation hebdomadaire des épisodes d'AF, qui forme la page 1 de son texte.]


Son avion pour Majorque décollait du Prat à huit heures. Barcelone s’éveillait à peine de la longue nuit de la Saint-Jean. Il faisait une chaleur accablante que n’avait pas dissipée l’orage de la veille. La ville était figée dans une sorte de torpeur. Pour la première fois depuis longtemps, F. n’avait pas participé à l’euphorie festive des pétards, des feux et des bals populaires. Elle avait contemplé le spectacle de la ville embrasée depuis Vallvidrera. Sur le chemin du Prat, elle regrettait de ne pas être allée chez Paul et Neus pour gagner quelques heures de sommeil, d’autant que le chat, qui avait passé la nuit à poursuivre des insectes (concrètement, une guêpe et un grillon) avant de les disposer cérémonieusement sur l’oreiller vide d’Alex, l’avait tout juste laissée dormir. F. aimait particulièrement ces voyages en taxi à l’aube qui la faisaient se sentir comme un explorateur d’espaces vierges. Au niveau des Drassanes et de l’aquarium, les voiliers amarrés et la statue de Colomb l’invitaient à des aventures maritimes. L’insistance du chauffeur l’arracha à sa rêverie. Était-elle sourde ? Par où voulait-elle donc passer ? La route était coupée par un arbre qu’avait fait tomber la foudre.
P. était dans une colère noire. Alors qu’il essayait de s’endormir (le lendemain il prenait le premier vol pour Majorque), la foudre était tombée sur le pin qui donnait de l’ombre en été à son bureau, et ses plantations de tomates avaient souffert de la chute de quelques branches. Il avait dû appeler la Sénatrice en pleine nuit (c’est comme ça qu’il appelait sa femme, on dira plus loin pourquoi) pour trouver la clef du cabanon où il gardait ses outils de jardinage. Quelle idée aussi de cadenasser cette porte ? La petite ville bourgeoise de Sant Cugat n’était tout de même pas encore aussi mal famée que Badalona, que l’on sache ! Il n’y avait finalement que le pommier qui résistait aux complots conjoints des intempéries et du paysagiste qu’avait engagé la Sénatrice pour remodeler le jardin. C’est qu’elle voulait une mare, oui, une mare ! Comme celle du parcours de golf. Un vrai nid à moustiques, tiens ! Comme s’il n’y en avait pas assez avec ceux du ruisseau d’à côté ! Et pourquoi pas des poissons et des tortues dedans, et un tipi pour la marmaille (c’est ainsi qu’il désignait les enfants de ses enfants)? Impossible de faire répondre la Sénatrice en pleine nuit dans son hôtel madrilène. P. décida donc d’appeler Marta (sa secrétaire). Après tout, c’était dans ses attributions d’assistante, n’est-ce pas ? Puis, avec la Saint-Jean, elle ne dormait sûrement pas.

- Rodriguez ! (il appelait toujours ses subalternes sèchement par leur nom de famille). Ramenez-vous ici !

-Oui, Professeur !
L’avion, à peine éclairé, était désert. F. en profita pour occuper une place à côté d’un hublot. Elle aimait voir, contempler la mer. Le pilote annonça que le départ serait retardé à cause de conditions défavorables (l’orage de la veille qui était maintenant sur les îles). Elle croqua une pomme en rêvassant. Elle repensait, amusée, au chat et à ses offrandes nocturnes (chaque nuit, depuis le départ d’Alex, il lui apportait un insecte différent) tout en se demandant ce qui l’attendait à Majorque. Alex la recevrait-il avec des fleurs ? (Elle n’aimait pas ces démonstrations d’affection en public). Y aurait-il des moutons comme à Minorque ? Elle revoyait la maison minorquine des parents de Neus, la fontaine, les brebis laineuses et l’herbe épaisse battue par les vents en hiver. Au moment du décollage, elle se rappela qu’elle avait oublié le fameux boulier qu’Alex lui avait demandé de lui porter.
Marre de ces conférences! On ne cesserait donc jamais de l’inviter ! Il s’évertuait pourtant à être insupportable partout où il allait et à faire la grimace à ses hôtes. P., qui devait professer l’après-midi même à l’Université des Baléares sur les masques dans le spectacle de cour, ruminait dans un coin de l’avion. Il avait laissé son édition du Lazarillo en pleine collation du témoignage M et abandonné ses tomates (décimées, malgré l’efficace sauvetage nocturne, lanterne en main, avec Marta) entre les mains du jardinier de la Sénatrice. Tout ça pour du théâtre ! Foutus théâtreux, tiens ! Le seul dramaturge qu’il aimait vraiment lire, c’était Aristophane. Il avait fait son mémoire de fin de cycle sur les Guêpes et abhorrait foncièrement le théâtre « moderne » (comprendre celui du XVIIe siècle) dont il était un éminent spécialiste. Bien entendu, il ne pouvait l’avouer à personne et pas même la Sénatrice n'était dans le secret. À force de ressassement, il s’endormit et si l’on avait pu forcer l’intimité de ses rêves, on y aurait vu des tomates, des incunables et un pin parasol foudroyé. Il n’avait pas à peine posé le pied à l’extérieur de l’avion que le directeur du département de Lettres vint à se rencontre et le salua d’une poignée de main ferme.
Pas de fleurs à l’arrivée, mais une mauvaise surprise. Envolés les rêves d’ « ensaimadas », le week-end romantique dans la maisonnette louée par Alex et ses hypothétiques brebis laineuses… En bonne française, elle avait toujours dit qu’Iberia était une bande d’incompétents. Elle avait atterri en Corse (une erreur de contrôle au moment de l’embarquement). Il n’y avait pas de connexion entre Ajaccio et Majorque. On lui conseillait le ferry nocturne ou un nouveau vol via Paris, dans un cas comme dans l’autre à ses frais (dans leur habituelle mauvaise foi, les gens d’Iberia avaient essayé de la convaincre qu’ils n’étaient pas responsables). Elle se retint de gifler l’hôtesse, réprima l’envie de voler sa canne au vieillard qui faisait la queue au comptoir derrière elle pour taper sur le steward, puis pensa à Colomb et aux voiliers du Vieux Port. Se sentant à nouveau des ailes d’aventurière, F. sortit d’un pas rapide du hall L et se dirigea vers le port pour acheter un billet Costa Concordia Ajaccio-Palma. Il venait de pleuvoir sur le port d’Ajaccio que surplombait un magnifique arc-en-ciel. Absorbée par la contemplation de la nature, elle s’imaginait déjà compter les étoiles filantes sur le pont pendant la nuit.


(à suivre)

AF

Page 1 (AB)

[compilation hebdomadaire des épisodes d'AB, qui forme la page 1 de son texte.]



L’orage avait éclaté avec une telle violence que toute la salle d’embarquement fut réduite au silence. Au gré des éclairs, on voyait l’appareil cloué au sol, la soute béante, entouré de tous les petits et gros véhicules lunaires qui s’affairaient il y a encore un instant autour de lui pour le vidanger. Un gros scarabée gisant dévoré par des fourmis mécaniques qui n’en avaient laissé que la carapace luisante sous la pluie. Tant que la tempête ne se serait pas éloignée de quelques kilomètres, tous les employés devaient quitter le tarmac pour se mettre à l’abri. Le professeur Duplessis soupira en se rengonçant dans son siège. Il avait toujours détesté les aéroports et les voyages en avion, et celui-ci s’annonçait mal. Quand diable allait-il donc pouvoir enfin rentrer chez lui ? Au comptoir d’embarquement, les hôtesses et stewarts s’ennuyaient ferme. Sur les écrans surélevés qui parsemaient ce grand hall aux trois quarts vides, des images de vues aériennes de la forêt du Mont-Tremblant et de parties de pêche à la mouche défilaient entre deux bulletins d’information. On annonça au micro que l’embarquement pour le vol Londres-Montréal commencerait à 23h15. Monter enfin dans l’avion et dormir, c’était tout ce que le professeur Duplessis souhaitait. Il serait bien temps, demain, de réfléchir.

Un jour neuf se levait sur le quartier d’Outremont. Le professeur Duplessis, que le décalage horaire avait sorti du lit bien avant l’aurore, se tenait à son bureau et triait machinalement le courrier qui s’était accumulé pendant ses trois semaines d’absence. Sous les prospectus gondolés, une lettre dont le libellé avait été rédigé avec affectation attira son attention. L’écriture lui était par trop famillière – encore un coup de ce vieux Saute-Rivière. Richard Saute-Rivière, dont le combat politique en faveurs des droits des premières nations amérindiennes avait fait la gloire dans les années 70 au Québec, était un vieil ami. Ce genre de personnage charismatique, imprévisible et marginal, que la vie jette sur votre chemin à vingt ans, sans que vous vous doutiez qu’ils ne vous lâcheront plus, et que tout finira pas vous ramener à eux. Ils s’étaient connus sous un tipi, installé au milieu d’une quarantaine d’autres tentes sur le gazon propre des plaines d’Abraham, lors d’une manifestation de protestation à Québec. Saute-Rivière, torse-nu et plumes rituelles accrochées aux cheveux, haranguait la foule et exhibait son torse devant badauds et policiers, sous les gloussements enthousiastes des étudiantes en anthropologie qui s’étaient jointes à la partie. Parmi elles, Geneviève était sans doute la plus déterminée. Le professeur Duplessis la contemplait, transi d’amour, la suivant en bon chien fidèle d’une manifestation à l’autre dans toute la province. Moins d’un mois plus tard, la passionaria le plantait là pour rejoindre le grand Richard, partager ses engagements en faveur de la Justice et des laissers pour compte, son irrésistible ascension politique, et son lit.

Elle était morte depuis dix ans maintenant, des promeneurs avaient retrouvé son corps flottant sur le dos comme un gros poisson intoxiqué, dans le lac jouxtant leur chalet sur les bords de la rivière Rouge. Duplessis avait revu Richard à l’occasion des obsèques, et lui aurait volontiers fourré la tête dans la terre fraîchement retournée de ses propres mains. Geneviève s’était suicidée, après des années de vie de couple orageuses et jonchées de tromperies en tout genre, parvenue aux dernières extrêmités de l’alcoolisme et du dégoût de soi, chuchotait-on entre soi dans les allées du cimetière. Alors que le professeur Dupléssis ruminait sa rancœur toujours intacte devant l’enveloppe fermée, prêt à lui faire connaître le même sort que le reste de son courrier, le téléphone sonna. Sept heures moins le quart ! À part la police politique, qui pouvait bien appeler les braves gens si tôt ?

- M. Duplessis ?

- Lui-même.

- Ici les services de police de la ville de Montréal. Nous voudrions vous parler de l’affaire Saute-Rivière.

- Quelle affaire ?

- Vous connaissiez M. Richard Saute-Rivière ?

- Oui, enfin, un peu. De quoi s’agit-il ?

- L’autopsie indique que M. Saute-Rivière n’est pas mort…de manière naturelle.

- Saute-Rivière ? Mort ? Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Et qu’est-ce que j’ai avoir avec tout ça ?

- Justement, M. Duplessis, justement. Nous aimerions vous entendre.
L’énorme commandant Duboulier accueillit le professeur Duplessis dans un bureau aux proportions ridiculement exigües. Tout en plongeant ses babines repoussantes dans son gobelet de mauvais café, il lui fit décliner son identité et ses titres.

- Comme je vous le disais tantôt, nous enquêtons sur la mort de Richard Saute-Rivière.

- J’ignorais qu’il fut mort, rétorqua Duplessis. Me direz-vous ce qu’il s’est passé ?

- On l’a retrouvé il y a une quinzaine de jours, errant près de la fontaine Desjardins. Manifestement, il avait été passé à tabac. Après quelques jours d’hospitalisation, on l’a ramené chez lui. Il a refusé de porter plainte. Il attendait votre retour.

- Mon retour ? Mais pourquoi donc ?

- C’est à vous de nous le dire !

- Mais comment le pourrais-je ? Je n’en ai pas la moindre idée ! Saute-Rivière était devenu un parfait illuminé qui se prenait pour un parrain de la mafia. Allez donc plutôt enquêter auprès des hurluberlus en peaux de mouton dont il s’était entouré ces derniers temps ! J’ai coupé les ponts avec lui il y a bientôt dix ans, après le suicide de sa femme.

- Il n’a donc pas cherché à vous joindre récemment ?

- Absolument pas ! s’écria-t-il avec emportement.

La moindre hésitation lui aurait été fatale. Il n’était pas question que l’entretien avec ce gros morse en uniforme s’éternise. C’est pourquoi, tout en sentant palpiter contre sa poitrine la lettre qu’il avait lue dans le taxi en venant, il avait nié, catégoriquement, tout en sentant que ce premier mensonge risquait de le mener loin, sans doute beaucoup trop loin.

- Les relevés de communication indiquent pourtant qu’il a essayé de vous joindre à plusieurs reprises, reprit le commandant Douboulier, avec un air qu’il voulait fin, mais qui donnait plutôt à son visage l’expression d’un poupon constipé.

- J’étais en Europe pendant trois semaines, rétorqua Duplessis, il n’y avait personne, pas même le chat, et aucun message laissé sur le répondeur à mon retour.

- Toujours est-il qu’à présent, M. Saute-Rivière mange les pissenlits par la racine, et qu’avant d’en arriver là, il a réclamé votre présence.

- Comment est-il mort ? interrogea Duplessis

- Sa concierge a découvert le corps en bas de l’escalier au petit matin, la nuque rompue. On a simulé une chute, le rapport du médecin légiste est formel : il était mort depuis plus de vingt-quatre heures quand on l’a trouvé.

- Et savez-vous pourquoi il me réclamait ?

- Pas la moindre idée. J’espérais précisément que vous pourriez éclairer ma lanterne.

Dans un appartement délabré de la rue St Laurent, juste au dessus du théâtre du Rideau Vert, trois drôles de gugusses s’étaient offert une grasse matinée. Le plus jeune, qu’on appelait Raton parce son père tenait une entreprise florrissante d’élimination de rongeurs défonseurs de poubelles, faisait un rêve incohérent, passant du rire aux larmes selon que la traque extra-terrestre dont il croyait être l’objet tournait ou non en sa faveur. Voilà qu’il s’envolait au-dessus de la cime des arbres, haletant et le cœur au bord de rompre – la fuite vers le haut ! ça y est ! il leur avait échappé !
Le soulagement fut cependant de courte durée, quelque chose venait de lui agripper la jambe et le ramenait au sol, il se propulsait de toute ses forces en sens contraire, mais on ne le lâchait pas, on serrait plus fort, quelque part en bas, très loin dans son corps. « Raton, grouille-toi donc ! » Réveillé en sursaut, Raton finit par ouvrir des yeux gros comme des soucoupes. La Pelure, qui avait encore la main sur sa cuisse, commençait à se fâcher, tandis que derrière lui, Nelson débarrassait la table des bouteilles de bière vides qui la jonchaient d’un grand mouvement de bras pour y poser son sac de voyage, y fourrant du linge et leurs trois lampes torches. « Lève-toi Raton ! C’est l’heure, on se tire ! »
Raton avait eu à peine le temps d’enfiler sa veste de mouton retourné, et ils s’étaient mis en route pour le chalet. L’idée était de se tenir tranquille quelques semaines, le temps de se faire oublier, que les choses se calment et que la police se désintéresse de l’affaire. On brûlerait les gants et les vêtements qui avaient servi à l’opération dans un coin à l’abri des regards, une fois la nuit tombée, puis on se répartirait le butin. Raton voulait partir refaire sa vie en Australie, ou peut-être bien en Nouvelle Zélande, ou même dans ces îles Vierges dont le seul nom suffisait à lui donner une érection. À ses pieds, sur le plancher de la voiture, son attention fut attirée par la vieille canne de Richard. Feu-Richard. Cette pensée le fit ricaner. « Eh les gars, on aura p’têt dû envoyer des fleurs à sa veuve ! » Nelson, au volant, pouffa dans sa cigarette. La Pelure, quant à lui, n’avait aucune envie de rire. « Ferme-la Raton, t’es vraiment trop épais. » Au loin, un barrage de police. Nelson laisser échapper un juron où il était question de femmes au mœurs légères. Impossible de faire demi-tour sans attirer la suspiscion, « vas-y roule, ralentis pas, pis laisse-moi parler surtout ! » lança La Pelure à Nelson, qui avait subitement verdi. Arrivés à la hauteur des policiers, ils s’arrêtèrent. « La 124 est inondée ! Faut passer par St Agathe pour la déviation ! » leur cria un fonctionnaire. La Pelure remercia de la main. Encore un barrage de castor qui avait cédé. Un bête barrage de castor. C’est tout ce qu’ils auraient à craindre désormais.



(à suivre)

AB

Page 1 (Fabrice)

[compilation hebdomadaire des épisodes de Fabrice, qui forme la page 1 de son texte.]


Certains habitants du quartier prétendaient qu'il était inutile d'essayer de comprendre la raison qui avait poussé Sabou à partir. Depuis son plus jeune âge, disaient-ils, Sabou n'avait jamais été comme les autres, et les enfants autrefois le regardaient déjà de travers, aux aguets, prêts à parer tout geste inattendu, voire agressif, qui pouvait brutalement sourdre de derrière sa carapace. Et voilà que, du jour au lendemain, il avait disparu de notre horizon… Quelle mouche l'avait piqué ? Les femmes, elles, penchaient pour une histoire de cœur, une de ces ruptures de passion qui vous dévaste le corps et l'âme, et ne vous laisse d'autre choix que d'abandonner le champ de bataille, désormais stérile, pour rebâtir au loin quelque chose de neuf. Tant d'inanités me laissaient songeur : comment peut-on passer autant de temps à côté d'un homme et le connaître aussi peu ? Pour la majorité des respectables habitants du quartier en tout cas, la disparition d'un personnage aussi peu conforme, aussi peu prévisible que Sabou Niyouma était avant tout un soulagement et, plongés dans un sommeil de truite, ils dormaient désormais sur leurs deux oreilles.
Ce n'est que quelques semaines plus tard que les premières histoires furent édifiées, lorsque, de retour de leurs vacances au pays, les blédards rapportèrent nouvelles et ragots colportés sur la route : Sabou vivait désormais dans une hutte au plus profond de la forêt, il serait devenu pêcheur, pêcheur de truite ou de tortue, il aurait épousé une femme-jaguar, une sorcière noire qui l'aurait subjugué. Mais c'est leur fantaisie et non leur véracité qui contribuait à propager ces récits au sein de notre communauté, et force était de constater que, plus que jamais, la fleur du secret s'épanouissait comme une tumeur, dérobant à notre connaissance le destin de Sabou Niyouma.
Afin que vous compreniez les raisons pour lesquelles je me suis attachée à Sabou, il convient de revenir sur les circonstances de notre rencontre. C'était il y a près de vingt ans à présent, l'été avait fini d'irriguer notre enfance de son insouciance et de sa torpeur, et nous nous apprêtions à reprendre le chemin de l'école. Et de notre troupeau d'enfants dépassait cette année-là une nouvelle tête, impassible derrière sa carapace. Ce n'est pas tant la couleur de la peau de Sabou Niyouma qui nous fascina que les consonances de son nom, expiration vaudou, vent de rêve et de savane qui nous entraînait bien au-delà de l'horizon clos et bitumé du quartier lorsque, lors de l'appel matinal, le maître prononçait son nom.
Le comportement cyclothymique de Sabou introduisit d'emblée une distance avec les autres enfants, dont l'attitude à son égard oscillait entre la crainte et la fascination. En effet, le comportement du jeune garçon avait de quoi désarçonner : si certains jours ce dernier dormait avec une application remarquable tout au long de la journée, déjouant implacablement les efforts désespérés de Mademoiselle Pipeau afin de susciter chez lui une amorce d'intérêt, d'autres fois au contraire, il s'impliquait dans les débats de la façon la plus passionnée qui soit. Et de le voir rétorquer à la maîtresse que les marées n'étaient pas l'œuvre de la lune, mais d'un poisson géant lové au fond des eaux qui, inlassablement, avalait et recrachait l'eau, ne pouvait laisser de marbre ses condisciples. Toutefois, si ce genre d'affirmation faisait bien entendu naître la raillerie chez nombre d'entre eux, la moquerie se teintait également d'admiration face à la détermination que manifestait Sabou, et sa capacité à ne se laisser démonter en aucune circonstance. Une personnalité aussi forte effarouchait ma timidité, et je serais restée à distance de ce curieux garçon si les circonstances ne nous avaient pas rapprochés. Le destin prit la forme d'un eczéma tenace qui rongeait nos petites mains d'enfants et nous obligeait chacun à les badigeonner d'un liquide orangé apaisant, mais peu esthétique. Ainsi, à la première sortie, Mademoiselle Pipeau m'apostropha : « Et bien Joséphine, tu vois bien que personne ne veut se mettre avec toi, donne-donc la main à Sabou, il a le même problème que toi ! »
C'est ainsi que, sur le chemin de la bibliothèque, je m'abandonnai pour la première fois à l'arc-en-ciel d'émotions contradictoires qui me traversaient le cœur. Nos pas s'accordaient et la marche me semblait danse, tempo tranquille sur le pavé. Sabou était-il aussi ému que moi ? Impossible à dire tant ses traits restaient impassibles. Le soir, lovée dans mon lit, je formulai le vœu de voir nos destins liés pour toujours et l'imaginai en prince chevauchant les étoiles et la lune. Mes rêves étaient d'autant plus fantaisistes que je n'avais encore échangé aucune parole avec Sabou car, si je lui tendais tout naturellement la main à chaque nouvelle sortie qui nous amenait à battre les trottoirs du quartier, c'est avec le même naturel que je lui tournais le dos à chaque récréation, emboitant lâchement le pas à mes condisciples qui avaient ostracisé ce garçon trop différent. Les circonstances allaient heureusement me donner l'occasion d'adopter un comportement dont je puisse être plus fier.


(à suivre)

Fabrice

Page 1 (Fr.)

[compilation hebdomadaire des épisodes de Fr., qui forme la page 1 de son texte.]



Le vieux regarda passer l'avion très haut au-dessus de sa tête - il ne
sera plus question d'avion, c'est trop cher - dans le meilleur des
cas, il y aura le récit d'une grève des agents de sécurité
aéroportuaires, avec des plans très rapprochés, très dramatiques, sur
les familles de cadres ligotées à des chaises de métal, la dernière
édition du journal quotidien posée sur les genoux et un gros flingue
posé sur la tempe, bref, pris en otages. Le vieux donc regarda passer
et disparaître de cette histoire l'avion, très haut au-dessus de sa
tête et tout à fait ignorant de lui, et se mit à classer mentalement
toutes les choses du monde : d'un côté celles qu'il pouvait voir mais
dont il n'était pas visible, de l'autre celles qui le pouvait voir en
retour, par exemple pour le piquer comme la bestiole ou être par lui
mangé comme le poisson. Au premier recensement, il y avait bien plus
de choses de la première catégorie. Quant aux choses qui le
regardaient sans qu'elles le vissent, il ne pouvait évidemment rien en
dire.
Au large, le gros nuages noirs s'accumulaient, promettant l'orage :
première ou deuxième catégorie ? La foudre allait-elle le viser ou le
frapper par accident, ou les deux successivement ? Le vieux décida que
l'expérience ne lui apporterait pas la réponse et dirigea sa barque
vers la côte. Une heure après, il entrait dans l'estuaire, longeait le
campement sauvage des Chevelus Dévergondés - on les nommait ainsi, ils
ne s'en formalisaient pas - et s'amarra enfin au pied du
pont-au-couillon. On le nommait ainsi en hommage à l'édile qui l'avait
fait construire, c'était un pont mobile qui devait se relever pour
laisser passer les plus gros cargos et, une fois rabaissé, prendre sur
son dos les camions les plus fringants. Ces puissants véhicules
devaient apporter prospérité et croissance à toute la région. Mais le
pont mobile, dès l'inauguration, n'avait jamais voulu bouger, sinon
dans des directions et des proportions à peu près aléatoires qui
interdisaient également de le franchir avec autre chose qu'une
charrette à foin. D'une province en paisible déclin, le
pont-au-couillon avait fait un désert peuplé de vieux pêcheurs blasés
et de Chevelus Dévergondés.
Quand le vieux eut coupé le moteur du canot, il s'entendit appeler
depuis le quai :
"Hé, vieux ! Pèche interrompue, hein ? L'orage, hein ? Saleté de temps, hein ?"
Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour reconnaître Hein le Cafard
- ainsi nommé, en partie, pour les interjections qui achevaient toutes
ses phrases par une note aigre et flûtée.
"Encore bredouille, hein ? J'ai entendu ton moteur crachoter, je me
suis dit : ça c'est le vieux qui va encore avoir besoin de faire
réviser son vieux moulin, peut-être même en changer, hein ? Pauvre
vieux, hein ?"
L'autre partie du surnom de Hein tenait aux qualités morales que
chacun s'accordait à lui prêter et qui ne laissaient jamais présager
rien de très bienveillant lorsqu'il vous saluait d'un commentaire
apitoyé.
"Besoin d'argent pour un moteur tout neuf, hein ? Mais moi j'aurais
bien besoin d'un petit tour dans un canot à moteur tout neuf, un de
ces jours, enfin une de ces nuits, hein ? Alors, vieux, un petit
verre, hein ?"
Le vieux monta sur le quai, s'arrêta un instant. À cet instant, il
aurait voulu que Hein le cafard, plus que toute autre chose au monde,
appartînt à la première catégorie, ou bien qu'il fût lui, le vieux,
dans la première catégorie du point de vue de Hein le Cafard, ou même,
tant qu'à souhaiter, qu'ils appartinssent à des mondes étrangers et
mutuellement aveugles. Mais il le suivit jusqu'à l'arrière-salle du
Mouton Tordu.
Le Bourdon A Trois Ailes - c'était le nom que préférait se donner
André - s'était éveillé un peu avant le jour pour aller pisser. Il
aimait mieux dire, et ce n'était pas faux, qu'il entrait ainsi en
communion avec la nature, l'arbre qu'il arrosait, la pointe du jour,
les petits crabes attardés qui s'enfuyaient sous son pas boitillant -
c'est sa claudication qui valait au Bourdon à Trois Ailes une partie
de son nom. Depuis qu'il passait ses soirées à boire du Thé Modifié à
la lueur des torches il n'avait pas pu dormir au-delà de l'aurore. Ce
n'est qu'après une demi heure, qu'il discerna la masse sombre sur la
plage.
Le Bourdon-à-Trois-Ailes n'était pas bien sûr que la masse sombre fût
vraiment là. Plusieurs heures après son absorption, le Thé Modifié lui
avait déjà fait voir la plage couverte de limules mordorées ou un
castor à la place de la femme avec laquelle il avait passé la nuit. Le
récit de ces hallucinations, transformé, enrichi de détails plus
invraisemblables encore et étendu à l'ensemble des Chevelus
Dévergondés, courait la ville : "Y en a un qui a vu une vieille
chaudière à la place de son mari" disait une habitante à sa voisine,
qui inévitablement faisait mine, en pointant du menton vers son propre
mari, de trouver ça bien normal : c'était une vieille blague dont nul
n'aurait pu dire l'origine, sinon qu'elle ne pouvait remonter plus
haut que l'arrivée des Chevelus, quelques années après l'inauguration
ratée du Pont-au-Couillon.


(à suivre)

Fr.

Page 1 (Jessica Thomas)

[compilation hebdomadaire des épisodes de Jessica Thomas, qui forme la page 1 de son texte.]

Il était une fois une petite abeille. Elle était inquiète, car elle ne trouvait plus le chemin de sa ruche. Virevoltant, hésitante, parmi les fleurs, elle aperçut un gros scarabée bleu, qui lui sembla sage, et joli. Elle décida donc de lui faire part de son problème en ces termes:
- Monsieur scarabée, je suis bien inquiète. Je ne comprends pas. Habituellement, je retrouve ma ruche sans problème, mes antennes frétillent et mes ailes me guident, je n'ai pas à penser, et je suis arrivée. Mais aujourd'hui ! J'ai bien butiné, je m'apprêtais à rentrer, et rien ! Pas le moindre fourmillement interne me poussant dans telle ou telle direction. Alors je ne sais pas où aller. Je suis bien embêtée.
- Mmmh... Bon. Tu manques pas de culot, toi, dis moi ! Me déranger, comme ça... Mais bon. Comme j'ai pas l'habitude d'être abordé comme ça par des petites nanas, je veux bien t'aider. A quoi elle ressemble, ta ruche ?
- Elle est jaune, belle et grande, elle est accrochée à un grand arbre aux feuilles plates, qui nous offre comme des perles des milliers de fleurs blanches et sucrées.
- Un arbre tu dis ? Viens avec moi.
Les deux insectes s'envolèrent dans le ciel bleu. Loin, au-dessus, un avion traçait une double ligne blanche entre les nuages. Et tout était très beau.
Allongées dans les marguerites, éblouies de soleil, Lorette et Valentine sourient. C'est une tradition. Quand Lorette revient à Sainte-Maure, elle prépare un panier, pain de campagne, jambon fumé, tomates, cornichons, pommes et jus de fruits, petits gâteaux et chocolat, et elle emmène Valentine pique-niquer. Elle aime sa petite sœur comme elle n'a jamais aimé. Et pendant ces après-midi sucrées-salées, si Valentine pose une question, Lorette ne répond pas. Elle raconte une histoire. Aujourd'hui, près du pont, au bord de la rivière où flamboient les poissons, Valentine a vu une abeille et un scarabée, posés sur un roseau, s'envoler en même temps, les ailes à l'unisson.
- Tu crois qu'elle retrouvera sa ruche, la petite abeille, Lorette ?
- J'en suis sûre ma doucette !
- Chouette !... Dis... Moi, j'aime trop quand t'es là... Pourquoi t'es partie de la maison, Lorette ?
- Petite fleur... Je ne pouvais pas rester.... Mais... Attends ! Valentine, rappelle moi notre marché.
- Quel marché ?
- Tu te souviens, quand on était assises à côté de la fontaine, pas loin de chez Patrick et Marie, on mangeait des pommes, des Granny très acides, il y avait pas trop de lumière, le soleil faisait plus ampoule que feu, et tu m'as demandé pourquoi les moutons faisaient de la laine tu te souviens ? Et je t'avais raconté l'histoire de la brebis perdue en Sibérie. On avait passé un marché. "Tope là !" On s'est dit. "Marché conclu !" Et le soleil avait percé les nuages, comme un éclair.
- Oui ! Oui ! Je me souviens super bien ! On avait dit : "Maintenant, on répond pu, on raconte ! » Et je me souviens, ton œil a brillé très fort, et je savais que t'étais très contente.
- Oui, j'étais très contente.
Lorette attrape la main de Valentine, lui fait des chatouilles dans la paume, lève la tête. Elles se sourient, et Valentine se jette dans les bras de sa sœur en riant. Elle s'installe, blottie sur ses genoux, et Lorette caresse un peu ses cheveux dorés, étoiles filantes.
- Et bien, tu m'as demandé pourquoi j'étais partie de la maison. Je ne peux pas répondre, ce serait pas du jeu !
Silence. Valentine lève la tête et se tord un peu le cou, pour voir sa sœur, les yeux perdus dans le ruisseau. Un autre scarabée grimpe sur le pied de Lorette, qui retrouve le temps présent et sourit.
- Alors je vais te raconter une histoire.
L'an 2000. Imagine un peu ça Valentine, l'an 2000. On pensait que le monde allait changer, on avait plein de rêves, plein de peurs aussi, que la Lune viennent se poser ici, que toutes les machines meurent, des choses comme ça. Dans un village de Touraine, un grand bal sous les arbres illuminés. De la musique, des pas de danse, tout le monde ou presque s'était déguisé. Des masques tristes enlaçaient des masques gais, la petite fille virevoltait entre les jambes, folle de joie dans une robe à fleurs, un grand manteau, des chaussures rouges vernies et un bonnet. Et là, une main. Une main folle. A qui est la main ? Il y a bien cet homme triste, dans un coin, et là-bas, cet autre qui semble dormir, le visage plein d'alcool. Mais la petite fille cherche une main, une main méchante qui a soulevé sa jupe. Et toutes les mains se ressemblent. C'est là, à minuit, alors que le monde dansait, prêt à tous les changements, que tous les visages se sont mis, pour elle, à ressembler à d'énormes mains.
- Lorette, la petite fille, c'est toi ?
- Oui, c'est moi.
- Tu avais quel âge, en l'an 2000 ?
- J'avais cinq ans. Mais tu sais, c'est moi, mais c'était il y a longtemps, alors c'est aussi un personnage, comme dans les contes. Je réécris l'histoire, comme un arc-en-ciel redessine le ciel après la pluie. Mais il est tard, on doit rentrer. Je te raconte la suite demain ?
-Oh non ! J'ai pas envie de rentrer à la maison. Les parents ferment toujours les volets, on voit rien. Moi, j'ai envie que tu parles, et quand t'en auras marre, qu'on attende la lune et qu'on regarde si on trouve des étoiles filantes. Tu veux bien qu'on rentre pas ? Pas tout de suite ?
- On va se faire disputer tu sais. Surement on n'aura pas de dessert. Et maman a fait une mousse au chocolat.
- Je m'en fiche. Ici, on a des fleurs. On a tout.
- D'accord. Alors je continue. La petite fille a commencé à avoir peur. Peur de tout le monde. Le village n'était plus beau du tout. Les garçons, même les vieux avec des canes, ne savaient plus sourire. Ils ricanaient. Elle ne mettait plus du tout de jupe, même pour les faire tourner. Elle restait trop chez elle, dans cette maison aux volets clos, et elle perdait ses amis. On pensait qu'elle ne tournait pas rond. Elle, elle s'est mise à lire.


(à suivre)

Jessica Thomas

Seuil 1

La Team Two est arrivée au terme de son premier cycle d'épisodes. Les épisodes 1 à 5 de chaque auteur ont été assemblés et mis en ligne:

  1. La page 1 du texte de Jessica Thomas;
  2. La page 1 du texte de Fr.;
  3. La page 1 du texte de Fabrice;
  4. La page 1 du texte d'AB;
  5. La page 1 du texte d'AF;
Bravo aux auteurs!

Les épisodes 6 sont en préparation.

vendredi 2 mars 2012

Episode 5


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Lorette, la petite fille, c'est toi ?
- Oui, c'est moi.
- Tu avais quel âge, en l'an 2000 ?
- J'avais cinq ans. Mais tu sais, c'est moi, mais c'était il y a longtemps, alors c'est aussi un personnage, comme dans les contes. Je réécris l'histoire, comme un arc-en-ciel redessine le ciel après la pluie. Mais il est tard, on doit rentrer. Je te raconte la suite demain ?
-Oh non ! J'ai pas envie de rentrer à la maison. Les parents ferment toujours les volets, on voit rien. Moi, j'ai envie que tu parles, et quand t'en auras marre, qu'on attende la lune et qu'on regarde si on trouve des étoiles filantes. Tu veux bien qu'on rentre pas ? Pas tout de suite ?
- On va se faire disputer tu sais. Surement on n'aura pas de dessert. Et maman a fait une mousse au chocolat.
- Je m'en fiche. Ici, on a des fleurs. On a tout.
- D'accord. Alors je continue. La petite fille a commencé à avoir peur. Peur de tout le monde. Le village n'était plus beau du tout. Les garçons, même les vieux avec des canes, ne savaient plus sourire. Ils ricanaient. Elle ne mettait plus du tout de jupe, même pour les faire tourner. Elle restait trop chez elle, dans cette maison aux volets clos, et elle perdait ses amis. On pensait qu'elle ne tournait pas rond. Elle, elle s'est mise à lire.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “Le Bourdon-à-Trois-Ailes n'était pas bien sûr que la masse sombre fût
vraiment là. Plusieurs heures après son absorption, le Thé Modifié lui
avait déjà fait voir la plage couverte de limules mordorées ou un
castor à la place de la femme avec laquelle il avait passé la nuit. Le
récit de ces hallucinations, transformé, enrichi de détails plus
invraisemblables encore et étendu à l'ensemble des Chevelus
Dévergondés, courait la ville : "Y en a un qui a vu une vieille
chaudière à la place de son mari" disait une habitante à sa voisine,
qui inévitablement faisait mine, en pointant du menton vers son propre
mari, de trouver ça bien normal : c'était une vieille blague dont nul
n'aurait pu dire l'origine, sinon qu'elle ne pouvait remonter plus
haut que l'arrivée des Chevelus, quelques années après l'inauguration
ratée du Pont-au-Couillon.” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “C'est ainsi que, sur le chemin de la bibliothèque, je m'abandonnai pour la première fois à l'arc-en-ciel d'émotions contradictoires qui me traversaient le cœur. Nos pas s'accordaient et la marche me semblait danse, tempo tranquille sur le pavé. Sabou était-il aussi ému que moi ? Impossible à dire tant ses traits restaient impassibles. Le soir, lovée dans mon lit, je formulai le vœu de voir nos destins liés pour toujours et l'imaginai en prince chevauchant les étoiles et la lune. Mes rêves étaient d'autant plus fantaisistes que je n'avais encore échangé aucune parole avec Sabou car, si je lui tendais tout naturellement la main à chaque nouvelle sortie qui nous amenait à battre les trottoirs du quartier, c'est avec le même naturel que je lui tournais le dos à chaque récréation, emboitant lâchement le pas à mes condisciples qui avaient ostracisé ce garçon trop différent. Les circonstances allaient heureusement me donner l'occasion d'adopter un comportement dont je puisse être plus fier.” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Raton avait eu à peine le temps d’enfiler sa veste de mouton retourné, et ils s’étaient mis en route pour le chalet. L’idée était de se tenir tranquille quelques semaines, le temps de se faire oublier, que les choses se calment et que la police se désintéresse de l’affaire. On brûlerait les gants et les vêtements qui avaient servi à l’opération dans un coin à l’abri des regards, une fois la nuit tombée, puis on se répartirait le butin. Raton voulait partir refaire sa vie en Australie, ou peut-être bien en Nouvelle Zélande, ou même dans ces îles Vierges dont le seul nom suffisait à lui donner une érection. À ses pieds, sur le plancher de la voiture, son attention fut attirée par la vieille canne de Richard. Feu-Richard. Cette pensée le fit ricaner. « Eh les gars, on aura p’têt dû envoyer des fleurs à sa veuve ! » Nelson, au volant, pouffa dans sa cigarette. La Pelure, quant à lui, n’avait aucune envie de rire. « Ferme-la Raton, t’es vraiment trop épais. » Au loin, un barrage de police. Nelson laisser échapper un juron où il était question de femmes au mœurs légères. Impossible de faire demi-tour sans attirer la suspiscion, « vas-y roule, ralentis pas, pis laisse-moi parler surtout ! » lança La Pelure à Nelson, qui avait subitement verdi. Arrivés à la hauteur des policiers, ils s’arrêtèrent. « La 124 est inondée ! Faut passer par St Agathe pour la déviation ! » leur cria un fonctionnaire. La Pelure remercia de la main. Encore un barrage de castor qui avait cédé. Un bête barrage de castor. C’est tout ce qu’ils auraient à craindre désormais.” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “Pas de fleurs à l’arrivée, mais une mauvaise surprise. Envolés les rêves d’ « ensaimadas », le week-end romantique dans la maisonnette louée par Alex et ses hypothétiques brebis laineuses… En bonne française, elle avait toujours dit qu’Iberia était une bande d’incompétents. Elle avait atterri en Corse (une erreur de contrôle au moment de l’embarquement). Il n’y avait pas de connexion entre Ajaccio et Majorque. On lui conseillait le ferry nocturne ou un nouveau vol via Paris, dans un cas comme dans l’autre à ses frais (dans leur habituelle mauvaise foi, les gens d’Iberia avaient essayé de la convaincre qu’ils n’étaient pas responsables). Elle se retint de gifler l’hôtesse, réprima l’envie de voler sa canne au vieillard qui faisait la queue au comptoir derrière elle pour taper sur le steward, puis pensa à Colomb et aux voiliers du Vieux Port. Se sentant à nouveau des ailes d’aventurière, F. sortit d’un pas rapide du hall L et se dirigea vers le port pour acheter un billet Costa Concordia Ajaccio-Palma. Il venait de pleuvoir sur le port d’Ajaccio que surplombait un magnifique arc-en-ciel. Absorbée par la contemplation de la nature, elle s’imaginait déjà compter les étoiles filantes sur le pont pendant la nuit.” (AF)

jeudi 1 mars 2012

Episode 4

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “L'an 2000. Imagine un peu ça Valentine, l'an 2000. On pensait que le monde allait changer, on avait plein de rêves, plein de peurs aussi, que la Lune viennent se poser ici, que toutes les machines meurent, des choses comme ça. Dans un village de Touraine, un grand bal sous les arbres illuminés. De la musique, des pas de danse, tout le monde ou presque s'était déguisé. Des masques tristes enlaçaient des masques gais, la petite fille virevoltait entre les jambes, folle de joie dans une robe à fleurs, un grand manteau, des chaussures rouges vernies et un bonnet. Et là, une main. Une main folle. A qui est la main ? Il y a bien cet homme triste, dans un coin, et là-bas, cet autre qui semble dormir, le visage plein d'alcool. Mais la petite fille cherche une main, une main méchante qui a soulevé sa jupe. Et toutes les mains se ressemblent. C'est là, à minuit, alors que le monde dansait, prêt à tous les changements, que tous les visages se sont mis, pour elle, à ressembler à d'énormes mains.” (Jessica Thomas)


(Suite de l’histoire n°2) “Le Bourdon A Trois Ailes - c'était le nom que préférait se donner
André - s'était éveillé un peu avant le jour pour aller pisser. Il
aimait mieux dire, et ce n'était pas faux, qu'il entrait ainsi en
communion avec la nature, l'arbre qu'il arrosait, la pointe du jour,
les petits crabes attardés qui s'enfuyaient sous son pas boitillant -
c'est sa claudication qui valait au Bourdon à Trois Ailes une partie
de son nom. Depuis qu'il passait ses soirées à boire du Thé Modifié à
la lueur des torches il n'avait pas pu dormir au-delà de l'aurore. Ce
n'est qu'après une demi heure, qu'il discerna la masse sombre sur la
plage.” (Fr.)


(Suite de l’histoire n°3) “Le comportement cyclothymique de Sabou introduisit d'emblée une distance avec les autres enfants, dont l'attitude à son égard oscillait entre la crainte et la fascination. En effet, le comportement du jeune garçon avait de quoi désarçonner : si certains jours ce dernier dormait avec une application remarquable tout au long de la journée, déjouant implacablement les efforts désespérés de Mademoiselle Pipeau afin de susciter chez lui une amorce d'intérêt, d'autres fois au contraire, il s'impliquait dans les débats de la façon la plus passionnée qui soit. Et de le voir rétorquer à la maîtresse que les marées n'étaient pas l'œuvre de la lune, mais d'un poisson géant lové au fond des eaux qui, inlassablement, avalait et recrachait l'eau, ne pouvait laisser de marbre ses condisciples. Toutefois, si ce genre d'affirmation faisait bien entendu naître la raillerie chez nombre d'entre eux, la moquerie se teintait également d'admiration face à la détermination que manifestait Sabou, et sa capacité à ne se laisser démonter en aucune circonstance. Une personnalité aussi forte effarouchait ma timidité, et je serais restée à distance de ce curieux garçon si les circonstances ne nous avaient pas rapprochés. Le destin prit la forme d'un eczéma tenace qui rongeait nos petites mains d'enfants et nous obligeait chacun à les badigeonner d'un liquide orangé apaisant, mais peu esthétique. Ainsi, à la première sortie, Mademoiselle Pipeau m'apostropha : « Et bien Joséphine, tu vois bien que personne ne veut se mettre avec toi, donne-donc la main à Sabou, il a le même problème que toi ! »” (Fabrice)


(Suite de l’histoire n°4) “Dans un appartement délabré de la rue St Laurent, juste au dessus du théâtre du Rideau Vert, trois drôles de gugusses s’étaient offert une grasse matinée. Le plus jeune, qu’on appelait Raton parce son père tenait une entreprise florrissante d’élimination de rongeurs défonseurs de poubelles, faisait un rêve incohérent, passant du rire aux larmes selon que la traque extra-terrestre dont il croyait être l’objet tournait ou non en sa faveur. Voilà qu’il s’envolait au-dessus de la cime des arbres, haletant et le cœur au bord de rompre – la fuite vers le haut ! ça y est ! il leur avait échappé !
Le soulagement fut cependant de courte durée, quelque chose venait de lui agripper la jambe et le ramenait au sol, il se propulsait de toute ses forces en sens contraire, mais on ne le lâchait pas, on serrait plus fort, quelque part en bas, très loin dans son corps. « Raton, grouille-toi donc ! » Réveillé en sursaut, Raton finit par ouvrir des yeux gros comme des soucoupes. La Pelure, qui avait encore la main sur sa cuisse, commençait à se fâcher, tandis que derrière lui, Nelson débarrassait la table des bouteilles de bière vides qui la jonchaient d’un grand mouvement de bras pour y poser son sac de voyage, y fourrant du linge et leurs trois lampes torches. « Lève-toi Raton ! C’est l’heure, on se tire ! »” (AB)


(Suite de l’histoire n°5) “Marre de ces conférences! On ne cesserait donc jamais de l’inviter ! Il s’évertuait pourtant à être insupportable partout où il allait et à faire la grimace à ses hôtes. P., qui devait professer l’après-midi même à l’Université des Baléares sur les masques dans le spectacle de cour, ruminait dans un coin de l’avion. Il avait laissé son édition du Lazarillo en pleine collation du témoignage M et abandonné ses tomates (décimées, malgré l’efficace sauvetage nocturne, lanterne en main, avec Marta) entre les mains du jardinier de la Sénatrice. Tout ça pour du théâtre ! Foutus théâtreux, tiens ! Le seul dramaturge qu’il aimait vraiment lire, c’était Aristophane. Il avait fait son mémoire de fin de cycle sur les Guêpes et abhorrait foncièrement le théâtre « moderne » (comprendre celui du XVIIe siècle) dont il était un éminent spécialiste. Bien entendu, il ne pouvait l’avouer à personne et pas même la Sénatrice n'était dans le secret. À force de ressassement, il s’endormit et si l’on avait pu forcer l’intimité de ses rêves, on y aurait vu des tomates, des incunables et un pin parasol foudroyé. Il n’avait pas à peine posé le pied à l’extérieur de l’avion que le directeur du département de Lettres vint à se rencontre et le salua d’une poignée de main ferme” (AF)