samedi 3 mars 2012

Page 1 (AB)

[compilation hebdomadaire des épisodes d'AB, qui forme la page 1 de son texte.]



L’orage avait éclaté avec une telle violence que toute la salle d’embarquement fut réduite au silence. Au gré des éclairs, on voyait l’appareil cloué au sol, la soute béante, entouré de tous les petits et gros véhicules lunaires qui s’affairaient il y a encore un instant autour de lui pour le vidanger. Un gros scarabée gisant dévoré par des fourmis mécaniques qui n’en avaient laissé que la carapace luisante sous la pluie. Tant que la tempête ne se serait pas éloignée de quelques kilomètres, tous les employés devaient quitter le tarmac pour se mettre à l’abri. Le professeur Duplessis soupira en se rengonçant dans son siège. Il avait toujours détesté les aéroports et les voyages en avion, et celui-ci s’annonçait mal. Quand diable allait-il donc pouvoir enfin rentrer chez lui ? Au comptoir d’embarquement, les hôtesses et stewarts s’ennuyaient ferme. Sur les écrans surélevés qui parsemaient ce grand hall aux trois quarts vides, des images de vues aériennes de la forêt du Mont-Tremblant et de parties de pêche à la mouche défilaient entre deux bulletins d’information. On annonça au micro que l’embarquement pour le vol Londres-Montréal commencerait à 23h15. Monter enfin dans l’avion et dormir, c’était tout ce que le professeur Duplessis souhaitait. Il serait bien temps, demain, de réfléchir.

Un jour neuf se levait sur le quartier d’Outremont. Le professeur Duplessis, que le décalage horaire avait sorti du lit bien avant l’aurore, se tenait à son bureau et triait machinalement le courrier qui s’était accumulé pendant ses trois semaines d’absence. Sous les prospectus gondolés, une lettre dont le libellé avait été rédigé avec affectation attira son attention. L’écriture lui était par trop famillière – encore un coup de ce vieux Saute-Rivière. Richard Saute-Rivière, dont le combat politique en faveurs des droits des premières nations amérindiennes avait fait la gloire dans les années 70 au Québec, était un vieil ami. Ce genre de personnage charismatique, imprévisible et marginal, que la vie jette sur votre chemin à vingt ans, sans que vous vous doutiez qu’ils ne vous lâcheront plus, et que tout finira pas vous ramener à eux. Ils s’étaient connus sous un tipi, installé au milieu d’une quarantaine d’autres tentes sur le gazon propre des plaines d’Abraham, lors d’une manifestation de protestation à Québec. Saute-Rivière, torse-nu et plumes rituelles accrochées aux cheveux, haranguait la foule et exhibait son torse devant badauds et policiers, sous les gloussements enthousiastes des étudiantes en anthropologie qui s’étaient jointes à la partie. Parmi elles, Geneviève était sans doute la plus déterminée. Le professeur Duplessis la contemplait, transi d’amour, la suivant en bon chien fidèle d’une manifestation à l’autre dans toute la province. Moins d’un mois plus tard, la passionaria le plantait là pour rejoindre le grand Richard, partager ses engagements en faveur de la Justice et des laissers pour compte, son irrésistible ascension politique, et son lit.

Elle était morte depuis dix ans maintenant, des promeneurs avaient retrouvé son corps flottant sur le dos comme un gros poisson intoxiqué, dans le lac jouxtant leur chalet sur les bords de la rivière Rouge. Duplessis avait revu Richard à l’occasion des obsèques, et lui aurait volontiers fourré la tête dans la terre fraîchement retournée de ses propres mains. Geneviève s’était suicidée, après des années de vie de couple orageuses et jonchées de tromperies en tout genre, parvenue aux dernières extrêmités de l’alcoolisme et du dégoût de soi, chuchotait-on entre soi dans les allées du cimetière. Alors que le professeur Dupléssis ruminait sa rancœur toujours intacte devant l’enveloppe fermée, prêt à lui faire connaître le même sort que le reste de son courrier, le téléphone sonna. Sept heures moins le quart ! À part la police politique, qui pouvait bien appeler les braves gens si tôt ?

- M. Duplessis ?

- Lui-même.

- Ici les services de police de la ville de Montréal. Nous voudrions vous parler de l’affaire Saute-Rivière.

- Quelle affaire ?

- Vous connaissiez M. Richard Saute-Rivière ?

- Oui, enfin, un peu. De quoi s’agit-il ?

- L’autopsie indique que M. Saute-Rivière n’est pas mort…de manière naturelle.

- Saute-Rivière ? Mort ? Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Et qu’est-ce que j’ai avoir avec tout ça ?

- Justement, M. Duplessis, justement. Nous aimerions vous entendre.
L’énorme commandant Duboulier accueillit le professeur Duplessis dans un bureau aux proportions ridiculement exigües. Tout en plongeant ses babines repoussantes dans son gobelet de mauvais café, il lui fit décliner son identité et ses titres.

- Comme je vous le disais tantôt, nous enquêtons sur la mort de Richard Saute-Rivière.

- J’ignorais qu’il fut mort, rétorqua Duplessis. Me direz-vous ce qu’il s’est passé ?

- On l’a retrouvé il y a une quinzaine de jours, errant près de la fontaine Desjardins. Manifestement, il avait été passé à tabac. Après quelques jours d’hospitalisation, on l’a ramené chez lui. Il a refusé de porter plainte. Il attendait votre retour.

- Mon retour ? Mais pourquoi donc ?

- C’est à vous de nous le dire !

- Mais comment le pourrais-je ? Je n’en ai pas la moindre idée ! Saute-Rivière était devenu un parfait illuminé qui se prenait pour un parrain de la mafia. Allez donc plutôt enquêter auprès des hurluberlus en peaux de mouton dont il s’était entouré ces derniers temps ! J’ai coupé les ponts avec lui il y a bientôt dix ans, après le suicide de sa femme.

- Il n’a donc pas cherché à vous joindre récemment ?

- Absolument pas ! s’écria-t-il avec emportement.

La moindre hésitation lui aurait été fatale. Il n’était pas question que l’entretien avec ce gros morse en uniforme s’éternise. C’est pourquoi, tout en sentant palpiter contre sa poitrine la lettre qu’il avait lue dans le taxi en venant, il avait nié, catégoriquement, tout en sentant que ce premier mensonge risquait de le mener loin, sans doute beaucoup trop loin.

- Les relevés de communication indiquent pourtant qu’il a essayé de vous joindre à plusieurs reprises, reprit le commandant Douboulier, avec un air qu’il voulait fin, mais qui donnait plutôt à son visage l’expression d’un poupon constipé.

- J’étais en Europe pendant trois semaines, rétorqua Duplessis, il n’y avait personne, pas même le chat, et aucun message laissé sur le répondeur à mon retour.

- Toujours est-il qu’à présent, M. Saute-Rivière mange les pissenlits par la racine, et qu’avant d’en arriver là, il a réclamé votre présence.

- Comment est-il mort ? interrogea Duplessis

- Sa concierge a découvert le corps en bas de l’escalier au petit matin, la nuque rompue. On a simulé une chute, le rapport du médecin légiste est formel : il était mort depuis plus de vingt-quatre heures quand on l’a trouvé.

- Et savez-vous pourquoi il me réclamait ?

- Pas la moindre idée. J’espérais précisément que vous pourriez éclairer ma lanterne.

Dans un appartement délabré de la rue St Laurent, juste au dessus du théâtre du Rideau Vert, trois drôles de gugusses s’étaient offert une grasse matinée. Le plus jeune, qu’on appelait Raton parce son père tenait une entreprise florrissante d’élimination de rongeurs défonseurs de poubelles, faisait un rêve incohérent, passant du rire aux larmes selon que la traque extra-terrestre dont il croyait être l’objet tournait ou non en sa faveur. Voilà qu’il s’envolait au-dessus de la cime des arbres, haletant et le cœur au bord de rompre – la fuite vers le haut ! ça y est ! il leur avait échappé !
Le soulagement fut cependant de courte durée, quelque chose venait de lui agripper la jambe et le ramenait au sol, il se propulsait de toute ses forces en sens contraire, mais on ne le lâchait pas, on serrait plus fort, quelque part en bas, très loin dans son corps. « Raton, grouille-toi donc ! » Réveillé en sursaut, Raton finit par ouvrir des yeux gros comme des soucoupes. La Pelure, qui avait encore la main sur sa cuisse, commençait à se fâcher, tandis que derrière lui, Nelson débarrassait la table des bouteilles de bière vides qui la jonchaient d’un grand mouvement de bras pour y poser son sac de voyage, y fourrant du linge et leurs trois lampes torches. « Lève-toi Raton ! C’est l’heure, on se tire ! »
Raton avait eu à peine le temps d’enfiler sa veste de mouton retourné, et ils s’étaient mis en route pour le chalet. L’idée était de se tenir tranquille quelques semaines, le temps de se faire oublier, que les choses se calment et que la police se désintéresse de l’affaire. On brûlerait les gants et les vêtements qui avaient servi à l’opération dans un coin à l’abri des regards, une fois la nuit tombée, puis on se répartirait le butin. Raton voulait partir refaire sa vie en Australie, ou peut-être bien en Nouvelle Zélande, ou même dans ces îles Vierges dont le seul nom suffisait à lui donner une érection. À ses pieds, sur le plancher de la voiture, son attention fut attirée par la vieille canne de Richard. Feu-Richard. Cette pensée le fit ricaner. « Eh les gars, on aura p’têt dû envoyer des fleurs à sa veuve ! » Nelson, au volant, pouffa dans sa cigarette. La Pelure, quant à lui, n’avait aucune envie de rire. « Ferme-la Raton, t’es vraiment trop épais. » Au loin, un barrage de police. Nelson laisser échapper un juron où il était question de femmes au mœurs légères. Impossible de faire demi-tour sans attirer la suspiscion, « vas-y roule, ralentis pas, pis laisse-moi parler surtout ! » lança La Pelure à Nelson, qui avait subitement verdi. Arrivés à la hauteur des policiers, ils s’arrêtèrent. « La 124 est inondée ! Faut passer par St Agathe pour la déviation ! » leur cria un fonctionnaire. La Pelure remercia de la main. Encore un barrage de castor qui avait cédé. Un bête barrage de castor. C’est tout ce qu’ils auraient à craindre désormais.



(à suivre)

AB

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