[compilation hebdomadaire des épisodes de Fr., qui forme la page 1 de son texte.]
Le vieux regarda passer l'avion très haut au-dessus de sa tête - il ne
sera plus question d'avion, c'est trop cher - dans le meilleur des
cas, il y aura le récit d'une grève des agents de sécurité
aéroportuaires, avec des plans très rapprochés, très dramatiques, sur
les familles de cadres ligotées à des chaises de métal, la dernière
édition du journal quotidien posée sur les genoux et un gros flingue
posé sur la tempe, bref, pris en otages. Le vieux donc regarda passer
et disparaître de cette histoire l'avion, très haut au-dessus de sa
tête et tout à fait ignorant de lui, et se mit à classer mentalement
toutes les choses du monde : d'un côté celles qu'il pouvait voir mais
dont il n'était pas visible, de l'autre celles qui le pouvait voir en
retour, par exemple pour le piquer comme la bestiole ou être par lui
mangé comme le poisson. Au premier recensement, il y avait bien plus
de choses de la première catégorie. Quant aux choses qui le
regardaient sans qu'elles le vissent, il ne pouvait évidemment rien en
dire.
Au large, le gros nuages noirs s'accumulaient, promettant l'orage :
première ou deuxième catégorie ? La foudre allait-elle le viser ou le
frapper par accident, ou les deux successivement ? Le vieux décida que
l'expérience ne lui apporterait pas la réponse et dirigea sa barque
vers la côte. Une heure après, il entrait dans l'estuaire, longeait le
campement sauvage des Chevelus Dévergondés - on les nommait ainsi, ils
ne s'en formalisaient pas - et s'amarra enfin au pied du
pont-au-couillon. On le nommait ainsi en hommage à l'édile qui l'avait
fait construire, c'était un pont mobile qui devait se relever pour
laisser passer les plus gros cargos et, une fois rabaissé, prendre sur
son dos les camions les plus fringants. Ces puissants véhicules
devaient apporter prospérité et croissance à toute la région. Mais le
pont mobile, dès l'inauguration, n'avait jamais voulu bouger, sinon
dans des directions et des proportions à peu près aléatoires qui
interdisaient également de le franchir avec autre chose qu'une
charrette à foin. D'une province en paisible déclin, le
pont-au-couillon avait fait un désert peuplé de vieux pêcheurs blasés
et de Chevelus Dévergondés.
Quand le vieux eut coupé le moteur du canot, il s'entendit appeler
depuis le quai :
"Hé, vieux ! Pèche interrompue, hein ? L'orage, hein ? Saleté de temps, hein ?"
Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour reconnaître Hein le Cafard
- ainsi nommé, en partie, pour les interjections qui achevaient toutes
ses phrases par une note aigre et flûtée.
"Encore bredouille, hein ? J'ai entendu ton moteur crachoter, je me
suis dit : ça c'est le vieux qui va encore avoir besoin de faire
réviser son vieux moulin, peut-être même en changer, hein ? Pauvre
vieux, hein ?"
L'autre partie du surnom de Hein tenait aux qualités morales que
chacun s'accordait à lui prêter et qui ne laissaient jamais présager
rien de très bienveillant lorsqu'il vous saluait d'un commentaire
apitoyé.
"Besoin d'argent pour un moteur tout neuf, hein ? Mais moi j'aurais
bien besoin d'un petit tour dans un canot à moteur tout neuf, un de
ces jours, enfin une de ces nuits, hein ? Alors, vieux, un petit
verre, hein ?"
Le vieux monta sur le quai, s'arrêta un instant. À cet instant, il
aurait voulu que Hein le cafard, plus que toute autre chose au monde,
appartînt à la première catégorie, ou bien qu'il fût lui, le vieux,
dans la première catégorie du point de vue de Hein le Cafard, ou même,
tant qu'à souhaiter, qu'ils appartinssent à des mondes étrangers et
mutuellement aveugles. Mais il le suivit jusqu'à l'arrière-salle du
Mouton Tordu.
Le Bourdon A Trois Ailes - c'était le nom que préférait se donner
André - s'était éveillé un peu avant le jour pour aller pisser. Il
aimait mieux dire, et ce n'était pas faux, qu'il entrait ainsi en
communion avec la nature, l'arbre qu'il arrosait, la pointe du jour,
les petits crabes attardés qui s'enfuyaient sous son pas boitillant -
c'est sa claudication qui valait au Bourdon à Trois Ailes une partie
de son nom. Depuis qu'il passait ses soirées à boire du Thé Modifié à
la lueur des torches il n'avait pas pu dormir au-delà de l'aurore. Ce
n'est qu'après une demi heure, qu'il discerna la masse sombre sur la
plage.
Le Bourdon-à-Trois-Ailes n'était pas bien sûr que la masse sombre fût
vraiment là. Plusieurs heures après son absorption, le Thé Modifié lui
avait déjà fait voir la plage couverte de limules mordorées ou un
castor à la place de la femme avec laquelle il avait passé la nuit. Le
récit de ces hallucinations, transformé, enrichi de détails plus
invraisemblables encore et étendu à l'ensemble des Chevelus
Dévergondés, courait la ville : "Y en a un qui a vu une vieille
chaudière à la place de son mari" disait une habitante à sa voisine,
qui inévitablement faisait mine, en pointant du menton vers son propre
mari, de trouver ça bien normal : c'était une vieille blague dont nul
n'aurait pu dire l'origine, sinon qu'elle ne pouvait remonter plus
haut que l'arrivée des Chevelus, quelques années après l'inauguration
ratée du Pont-au-Couillon.
(à suivre)
Fr.
Fr.
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