samedi 3 mars 2012

Page 1 (Fabrice)

[compilation hebdomadaire des épisodes de Fabrice, qui forme la page 1 de son texte.]


Certains habitants du quartier prétendaient qu'il était inutile d'essayer de comprendre la raison qui avait poussé Sabou à partir. Depuis son plus jeune âge, disaient-ils, Sabou n'avait jamais été comme les autres, et les enfants autrefois le regardaient déjà de travers, aux aguets, prêts à parer tout geste inattendu, voire agressif, qui pouvait brutalement sourdre de derrière sa carapace. Et voilà que, du jour au lendemain, il avait disparu de notre horizon… Quelle mouche l'avait piqué ? Les femmes, elles, penchaient pour une histoire de cœur, une de ces ruptures de passion qui vous dévaste le corps et l'âme, et ne vous laisse d'autre choix que d'abandonner le champ de bataille, désormais stérile, pour rebâtir au loin quelque chose de neuf. Tant d'inanités me laissaient songeur : comment peut-on passer autant de temps à côté d'un homme et le connaître aussi peu ? Pour la majorité des respectables habitants du quartier en tout cas, la disparition d'un personnage aussi peu conforme, aussi peu prévisible que Sabou Niyouma était avant tout un soulagement et, plongés dans un sommeil de truite, ils dormaient désormais sur leurs deux oreilles.
Ce n'est que quelques semaines plus tard que les premières histoires furent édifiées, lorsque, de retour de leurs vacances au pays, les blédards rapportèrent nouvelles et ragots colportés sur la route : Sabou vivait désormais dans une hutte au plus profond de la forêt, il serait devenu pêcheur, pêcheur de truite ou de tortue, il aurait épousé une femme-jaguar, une sorcière noire qui l'aurait subjugué. Mais c'est leur fantaisie et non leur véracité qui contribuait à propager ces récits au sein de notre communauté, et force était de constater que, plus que jamais, la fleur du secret s'épanouissait comme une tumeur, dérobant à notre connaissance le destin de Sabou Niyouma.
Afin que vous compreniez les raisons pour lesquelles je me suis attachée à Sabou, il convient de revenir sur les circonstances de notre rencontre. C'était il y a près de vingt ans à présent, l'été avait fini d'irriguer notre enfance de son insouciance et de sa torpeur, et nous nous apprêtions à reprendre le chemin de l'école. Et de notre troupeau d'enfants dépassait cette année-là une nouvelle tête, impassible derrière sa carapace. Ce n'est pas tant la couleur de la peau de Sabou Niyouma qui nous fascina que les consonances de son nom, expiration vaudou, vent de rêve et de savane qui nous entraînait bien au-delà de l'horizon clos et bitumé du quartier lorsque, lors de l'appel matinal, le maître prononçait son nom.
Le comportement cyclothymique de Sabou introduisit d'emblée une distance avec les autres enfants, dont l'attitude à son égard oscillait entre la crainte et la fascination. En effet, le comportement du jeune garçon avait de quoi désarçonner : si certains jours ce dernier dormait avec une application remarquable tout au long de la journée, déjouant implacablement les efforts désespérés de Mademoiselle Pipeau afin de susciter chez lui une amorce d'intérêt, d'autres fois au contraire, il s'impliquait dans les débats de la façon la plus passionnée qui soit. Et de le voir rétorquer à la maîtresse que les marées n'étaient pas l'œuvre de la lune, mais d'un poisson géant lové au fond des eaux qui, inlassablement, avalait et recrachait l'eau, ne pouvait laisser de marbre ses condisciples. Toutefois, si ce genre d'affirmation faisait bien entendu naître la raillerie chez nombre d'entre eux, la moquerie se teintait également d'admiration face à la détermination que manifestait Sabou, et sa capacité à ne se laisser démonter en aucune circonstance. Une personnalité aussi forte effarouchait ma timidité, et je serais restée à distance de ce curieux garçon si les circonstances ne nous avaient pas rapprochés. Le destin prit la forme d'un eczéma tenace qui rongeait nos petites mains d'enfants et nous obligeait chacun à les badigeonner d'un liquide orangé apaisant, mais peu esthétique. Ainsi, à la première sortie, Mademoiselle Pipeau m'apostropha : « Et bien Joséphine, tu vois bien que personne ne veut se mettre avec toi, donne-donc la main à Sabou, il a le même problème que toi ! »
C'est ainsi que, sur le chemin de la bibliothèque, je m'abandonnai pour la première fois à l'arc-en-ciel d'émotions contradictoires qui me traversaient le cœur. Nos pas s'accordaient et la marche me semblait danse, tempo tranquille sur le pavé. Sabou était-il aussi ému que moi ? Impossible à dire tant ses traits restaient impassibles. Le soir, lovée dans mon lit, je formulai le vœu de voir nos destins liés pour toujours et l'imaginai en prince chevauchant les étoiles et la lune. Mes rêves étaient d'autant plus fantaisistes que je n'avais encore échangé aucune parole avec Sabou car, si je lui tendais tout naturellement la main à chaque nouvelle sortie qui nous amenait à battre les trottoirs du quartier, c'est avec le même naturel que je lui tournais le dos à chaque récréation, emboitant lâchement le pas à mes condisciples qui avaient ostracisé ce garçon trop différent. Les circonstances allaient heureusement me donner l'occasion d'adopter un comportement dont je puisse être plus fier.


(à suivre)

Fabrice

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire