samedi 3 mars 2012

Page 1 (AF)

[compilation hebdomadaire des épisodes d'AF, qui forme la page 1 de son texte.]


Son avion pour Majorque décollait du Prat à huit heures. Barcelone s’éveillait à peine de la longue nuit de la Saint-Jean. Il faisait une chaleur accablante que n’avait pas dissipée l’orage de la veille. La ville était figée dans une sorte de torpeur. Pour la première fois depuis longtemps, F. n’avait pas participé à l’euphorie festive des pétards, des feux et des bals populaires. Elle avait contemplé le spectacle de la ville embrasée depuis Vallvidrera. Sur le chemin du Prat, elle regrettait de ne pas être allée chez Paul et Neus pour gagner quelques heures de sommeil, d’autant que le chat, qui avait passé la nuit à poursuivre des insectes (concrètement, une guêpe et un grillon) avant de les disposer cérémonieusement sur l’oreiller vide d’Alex, l’avait tout juste laissée dormir. F. aimait particulièrement ces voyages en taxi à l’aube qui la faisaient se sentir comme un explorateur d’espaces vierges. Au niveau des Drassanes et de l’aquarium, les voiliers amarrés et la statue de Colomb l’invitaient à des aventures maritimes. L’insistance du chauffeur l’arracha à sa rêverie. Était-elle sourde ? Par où voulait-elle donc passer ? La route était coupée par un arbre qu’avait fait tomber la foudre.
P. était dans une colère noire. Alors qu’il essayait de s’endormir (le lendemain il prenait le premier vol pour Majorque), la foudre était tombée sur le pin qui donnait de l’ombre en été à son bureau, et ses plantations de tomates avaient souffert de la chute de quelques branches. Il avait dû appeler la Sénatrice en pleine nuit (c’est comme ça qu’il appelait sa femme, on dira plus loin pourquoi) pour trouver la clef du cabanon où il gardait ses outils de jardinage. Quelle idée aussi de cadenasser cette porte ? La petite ville bourgeoise de Sant Cugat n’était tout de même pas encore aussi mal famée que Badalona, que l’on sache ! Il n’y avait finalement que le pommier qui résistait aux complots conjoints des intempéries et du paysagiste qu’avait engagé la Sénatrice pour remodeler le jardin. C’est qu’elle voulait une mare, oui, une mare ! Comme celle du parcours de golf. Un vrai nid à moustiques, tiens ! Comme s’il n’y en avait pas assez avec ceux du ruisseau d’à côté ! Et pourquoi pas des poissons et des tortues dedans, et un tipi pour la marmaille (c’est ainsi qu’il désignait les enfants de ses enfants)? Impossible de faire répondre la Sénatrice en pleine nuit dans son hôtel madrilène. P. décida donc d’appeler Marta (sa secrétaire). Après tout, c’était dans ses attributions d’assistante, n’est-ce pas ? Puis, avec la Saint-Jean, elle ne dormait sûrement pas.

- Rodriguez ! (il appelait toujours ses subalternes sèchement par leur nom de famille). Ramenez-vous ici !

-Oui, Professeur !
L’avion, à peine éclairé, était désert. F. en profita pour occuper une place à côté d’un hublot. Elle aimait voir, contempler la mer. Le pilote annonça que le départ serait retardé à cause de conditions défavorables (l’orage de la veille qui était maintenant sur les îles). Elle croqua une pomme en rêvassant. Elle repensait, amusée, au chat et à ses offrandes nocturnes (chaque nuit, depuis le départ d’Alex, il lui apportait un insecte différent) tout en se demandant ce qui l’attendait à Majorque. Alex la recevrait-il avec des fleurs ? (Elle n’aimait pas ces démonstrations d’affection en public). Y aurait-il des moutons comme à Minorque ? Elle revoyait la maison minorquine des parents de Neus, la fontaine, les brebis laineuses et l’herbe épaisse battue par les vents en hiver. Au moment du décollage, elle se rappela qu’elle avait oublié le fameux boulier qu’Alex lui avait demandé de lui porter.
Marre de ces conférences! On ne cesserait donc jamais de l’inviter ! Il s’évertuait pourtant à être insupportable partout où il allait et à faire la grimace à ses hôtes. P., qui devait professer l’après-midi même à l’Université des Baléares sur les masques dans le spectacle de cour, ruminait dans un coin de l’avion. Il avait laissé son édition du Lazarillo en pleine collation du témoignage M et abandonné ses tomates (décimées, malgré l’efficace sauvetage nocturne, lanterne en main, avec Marta) entre les mains du jardinier de la Sénatrice. Tout ça pour du théâtre ! Foutus théâtreux, tiens ! Le seul dramaturge qu’il aimait vraiment lire, c’était Aristophane. Il avait fait son mémoire de fin de cycle sur les Guêpes et abhorrait foncièrement le théâtre « moderne » (comprendre celui du XVIIe siècle) dont il était un éminent spécialiste. Bien entendu, il ne pouvait l’avouer à personne et pas même la Sénatrice n'était dans le secret. À force de ressassement, il s’endormit et si l’on avait pu forcer l’intimité de ses rêves, on y aurait vu des tomates, des incunables et un pin parasol foudroyé. Il n’avait pas à peine posé le pied à l’extérieur de l’avion que le directeur du département de Lettres vint à se rencontre et le salua d’une poignée de main ferme.
Pas de fleurs à l’arrivée, mais une mauvaise surprise. Envolés les rêves d’ « ensaimadas », le week-end romantique dans la maisonnette louée par Alex et ses hypothétiques brebis laineuses… En bonne française, elle avait toujours dit qu’Iberia était une bande d’incompétents. Elle avait atterri en Corse (une erreur de contrôle au moment de l’embarquement). Il n’y avait pas de connexion entre Ajaccio et Majorque. On lui conseillait le ferry nocturne ou un nouveau vol via Paris, dans un cas comme dans l’autre à ses frais (dans leur habituelle mauvaise foi, les gens d’Iberia avaient essayé de la convaincre qu’ils n’étaient pas responsables). Elle se retint de gifler l’hôtesse, réprima l’envie de voler sa canne au vieillard qui faisait la queue au comptoir derrière elle pour taper sur le steward, puis pensa à Colomb et aux voiliers du Vieux Port. Se sentant à nouveau des ailes d’aventurière, F. sortit d’un pas rapide du hall L et se dirigea vers le port pour acheter un billet Costa Concordia Ajaccio-Palma. Il venait de pleuvoir sur le port d’Ajaccio que surplombait un magnifique arc-en-ciel. Absorbée par la contemplation de la nature, elle s’imaginait déjà compter les étoiles filantes sur le pont pendant la nuit.


(à suivre)

AF

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